L’ennui naquit un jour de l’uniformité.
Antoine Houdar de la Motte

Introduction et avertissement
Le populaire jeu de cartes à collectionner Magic : L’Assemblée n’est pas un sujet que l’on s’attend à croiser au détour d’un article sur l’art. Et alors ? Il s’en est vendu tant, depuis si longtemps, qu’il ne serait pas surprenant que bien des artistes et des rêvasseurs préservent dans le grenier de leurs souvenirs, sous la poussière des ans, quelque dragon ou quelque vouivre qu’ils chérissent en secret. Bien sûr, dans les diners mondains, l’assistance tombe plus volontiers en pamoison à l’évocation de la touche de Monet que du modelé d’un kraken brisant les glaces, et les anges d’un jeu de cartes ne sont pas ceux d’un Van Eyck. Et pourtant. Nous jouions chaque jour ou presque sur un tapis élimé ou une table de cuisine semée de miettes, alors que nous ne parcourions que très rarement les marbres du Louvre, et je soupçonne ces petites pièces populaires d’avoir eu bien plus d’influence qu’on ne leur en prête, sur les imaginaires et – qui sait –, parfois, sur les carrières.
Un peu de ma préhistoire personnelle devra être ici exhumée : ces rectangles de carton de 8,8 x 6,3 cm ont, je le réalise depuis peu, contribué à l’éveil de mon intérêt pour les arts graphiques, au même titre que la bande dessinée, les visites de musée et les improbables couvertures des romans de science-fiction de la bibliothèque parentale. Je ne peux donc prétendre à une objectivité exemplaire en cette matière, d’autant que l’âge qui est le mien soumet mon regard à un filtre nostalgique évident. Je suis entré en contact avec ce hobby à l’époque ou les pogs jonchaient encore le bitume des cours d’école ; la France était au seuil du chiraquisme et sur mon visage commençaient à éclore quelques fleurs de puberté du plus bel effet. L’époque d’Ere Glaciaire donc – non pas l’épisode climatique qui vit les mammouths arpenter les steppes gelées de Seine-et-Marne, mais l’édition de Magic (ou MtG pour Magic: The Gathering) connue sous ce nom. Nous étions en 1995.
Voilà qui est dit : ne vous attendez pas à trouver dans ce qui suit une analyse détachée et objective. Comme l’indiquent assez bien les titres, j’assume la part de subjectivité crasse qui transpirera de cette série d’articles. Le postulat est simple, au point qu’il paraîtra simpliste à certains – mon idée première était d’ailleurs de jouer d’emblée la carte de la provocation éhontée en intitulant toute cette série critique Magic, c’était mieux avant, avec en guise de sous-titre Ou pourquoi vous devriez préférer les vieilles cartes moches. J’y ai renoncé, surtout pour des raisons pratiques, mais je maintiens le fond : je préfère de loin les cartes anciennes, même les plus hideuses, à la plupart des cartes imprimées ces dernières années. Allez-y, faites provision de pierres tranchantes.
En fait je m’attends à ce que la condamnation la plus courante soit ainsi énoncée : « Ton avis est clairement orienté, tu fais une fixation amoureuse sur les cartes de ton adolescence, tu n’es pas en capacité d’apprécier les cartes modernes. » Cet argument du « sentimentalisme » est régulièrement invoqué, de façon plus ou moins subtile, plus ou moins élaborée, pour disqualifier tout discours critique à l’encontre des graphismes actuels. Les défenseurs ardents de la politique artistique contemporaine, officiels ou bénévoles, sont rompus à cet exercice et ne manquent pas de s’y livrer avec constance, à grands renforts de condescendance attendrie[1]. « Vous ne savez pas ce que vous dites, vous êtes nostalgiques » nous répète-t-on en substance, comme on sermonne un ami ivre ou légèrement déficient. On ne dirait pas autre chose au vieillard qui pleure en réalisant que les haies bruissantes et les grands chênes qui se penchaient sur les chemins de son enfance ont été abattus pour céder la place à des parkings et des supermarchés discount : « C’est le progrès voyons ! Vous êtes seulement nostalgique. »
Je me prépare donc à ce qu’au nom de cette nostalgie – que je ne conteste pas – certains puissent dénier à ma critique toute légitimité. Sans grandes illusions, je vais m’efforcer d’argumenter et d’étayer mes opinions ; j’espère ainsi échapper au soupçon de n’entretenir qu’un lieu-commun réactionnaire. Quoiqu’il en soit mes partis-pris déplairont sûrement à certains joueurs. A la grande majorité d’entre eux, vraisemblablement. Et les rares joueurs approbateurs auront à n’en pas douter les tempes grisonnantes, même si mon espoir est de convertir quelques-uns des plus jeunes aux charmes rugueux des vieilles cartes. Et pourquoi pas, rêvons un peu, d’attirer l’attention sur certaines tendances visuelles préoccupantes des divertissements de masse. Poursuivons.
Les âges sombres
Indifférent à la plupart des jeux de société, considérant la bataille ou le tarot comme des passe-temps pour maisons de retraite ou tavernes médiévales, je fus pourtant immédiatement happé, comme bien d’autres, par le design simple et ingénieux, par le contexte fantastique, les noms mystérieux, le foisonnement des cartes, et, plus encore, par les illustrations magnifiques, insolites, idiotes, habiles ou maladroites qui ornaient chacun des sorts. Car, et ce ne fut pas à mes yeux le moindre de ses attraits, le jeu évacuait figures royales, piques et carreaux au profit de sorts redoutables, nous glissant dans la peau d’un puissant mage arpentant un monde fantastique.

Conçu à l’origine par le doctorant es mathématiques et nerd notoire Richard Garfield pour le compte de la petite entreprise spécialisée dans les jeux de rôle Wizards of the Coasts (parfois abrégé en Wizards ou WotC), elle-même fondée par Peter Adkison et installée à l’époque dans un sous-sol près de Seattle, « Magic », de son vrai nom Magic: The Gathering, est le premier jeu de cartes à collectionner et l’un des plus populaires de tous les temps, affichant 35 millions de joueur au compteur fin 2018, répartis sur 70 pays à travers le monde[2]. Il créé un concept qui sera repris par bien d’autres, dont d’immenses succès internationaux comme Yu-Gi-Oh!, Pokémon ou plus récemment Hearthstone ; le jeu contribuera aussi dans une certaine mesure à populariser la fantasy auprès du grand public. Mais attardons-nous un peu sur sa genèse.
Richard Garfield Peter Adkison
Nous sommes en 1993. En cet âge de ténèbres, la fantasy est encore une sous-culture relativement marginale. Le genre est fortement associé aux jeux « sur table » – l’ancêtre Donjons et Dragons bien sûr, mais aussi les jeux de figurines type Warhammer.
Quelques jeux vidéo de niche au physique ingrat exposent les joueurs à des aventures au tour-par-tour et à des pixels rocailleux. Le tout premier Warcraft ne sera enfanté qu’un an plus tard, tout comme l’aîné de la saga Elder Scrolls ; Diablo erre dans les limbes, sans parler de Baldur’s Gate ou de Planescape Torment, et les Witcher ou Dark Souls sont perdus dans les brumes d’un lointain avenir. En d’autres termes, aucune des licences d’heroic-fantasy vidéoludiques majeures que nous connaissons aujourd’hui n’existe alors.

Au cinéma les quelques tentatives de transposition ou de création de mondes fantastiques ne rencontrent qu’un succès en demi-teinte si l’on compare avec d’autres genres plus populaires à Hollywood, et le Willow de Ron Howard et George Lucas vient clore dès 1988 le bal ouvert en 1978 par Ralph Bakshi et son adaptation en dessin-animé du Seigneur des Anneaux. Sur les rayonnages des libraires pas encore de Trône de Fer, encore moins de Harry Potter ; les romans connus du grand public se résument alors essentiellement au grand œuvre de Tolkien, à l’univers du Conan de Robert E. Howard et, dans une moindre mesure, à quelques séries littéraires comme celle d’Elric le Nécromancien, écrite par Michael Moorcock à des fins alimentaires.
Dans ce contexte encore tiède la sortie de Magic est un petit séisme, même si son onde de choc reste limitée dans un premier temps au monde des cheveux gras et des lunettes en culs-de-bouteilles. Le jeu est promu avec une ardeur presque militante par la nouvelle vice-présidente de la petite compagnie, Lisa Stevens (ci-dessous vers la même époque), qui harangue distributeurs potentiels et magazines. C’est elle également qui recrute le jeune illustrateur Jesper Myrfors au poste de directeur artistique, choix qui sera riche de conséquences comme nous le verrons ultérieurement.

Rapidement le jeu échappe à la pénombre des boutiques de rôlistes pour s’aventurer jusque dans les grandes surfaces, et en l’espace d’à peine deux ans conquiert un marché à l’échelle américaine puis internationale, épuisant l’une après l’autre les rééditions et extensions conçues en catastrophe pour faire face à la demande. La petite compagnie enfle avec constance et absorbe dès 1997 le géant éreinté qu’est devenu Donjons & Dragons. Comme souvent face à tel succès, la plupart de ceux qui participèrent à l’aventure avouent n’avoir jamais anticipé le tsunami de popularité. Vingt-sept années plus tard l’enthousiasme ne faiblit pas, et Magic : L’Assemblée est devenue l’une des vaches à lait les plus rentables de la méga-compagnie du divertissement Hasbro, après l’acquisition par celle-ci de Wizards of the Coast en 1999.
Quels sont les ingrédients d’un engouement aussi durable ? Les règles et les mécaniques que mobilise le jeu sont riches et complexes, les combinaisons possibles pratiquement infinies et les cartes différentes imprimées à ce jour se comptent en généreux milliers, quelque part entre 14 000 et 20 000 (les chiffres semblent varier considérablement en fonction des sources). D’autres facteurs seraient à envisager, comme les stratégies marketing de WotC (quoique), ou l’organisation de tournois locaux et internationaux sur le modèle des compétitions sportives. Mais nous sommes ici pour nous pencher sur un élément précis de ce succès – je veux bien sûr parler de la dimension visuelle.
Je ne m’aventurerai pas dans le détail des règles, sauf lorsque mon propos le justifie, de façon superficielle et, je l’espère, compréhensible pour le profane. Ces articles ont pour vocation d’aborder les rapports changeants de Magic : L’Assemblée avec l’art, non les évolutions du gameplay, les différents formats de jeu ou les decks joués en tournois. Des individus bien plus compétents dans ces domaines s’en chargent déjà, alors que je persiste avec conviction dans l’amateurisme.
Quelques bases
En tant que préambule il est cependant indispensable de brosser un résumé de quelques axiomes élémentaires du jeu MtG, dans la mesure où ceux-ci conditionnent l’esthétique des cartes – les initiés peuvent donc sauter ce paragraphe et les suivants pour se rendre directement à l’intitulé « Pourquoi tant de haine ? ».
La magie, telle qu’elle est envisagée dans le jeu, se décline en cinq grandes couleurs, chacune renvoyant à une philosophie propre et reposant sur des mécanismes spécifiques. Ces couleurs sont le Blanc, le Bleu, le Noir, le Rouge et le Vert. Elles sont matérialisées par les petites orbes du « pentagramme » ou « pentacle » (ou color pie) figurant au dos des cartes, inchangé, depuis 1993. Nous retrouvons dans le design employé sur la face d’une carte la couleur qui lui est associée, plus précisément dans les bordures et le ou les symbole(s) localisé(s) dans l’angle supérieur droit. Voici par exemple le verso générique d’une carte, et le recto d’une carte rouge :
Notez au passage la boîte de texte située sous l’illustration, qui renseigne les joueurs sur la façon dont le sort agira sur la partie en cours. C’est notamment cette « règle intégrée », imaginée par R. Garfield, qui confère au jeu son inégalable modularité et son potentiel de renouvellement, en venant « amender » constamment les règles de base.
Certaines cartes, un peu plus rares, sont apparentées à plusieurs couleurs à la fois. Il existe également une catégorie incolore regroupant les objets créés par magie, appelés artefacts. Toutes les cartes colorées et tous les artefacts sont systématiquement considérés comme des sorts au moment précis où ils sont joués. Il peut s’agir d’invoquer des créatures qui viendront combattre pour le compte du joueur, d’enchantements exerçant un effet continu sur tout ou partie des cartes, ou de sorts ponctuels à durée de vie limitée appelés rituels et éphémères[3]. Il m’arrive par commodité d’employer le terme désuet d’interruption pour parler d’un éphémère lancé pour « casser » un autre sort à l’instant où il est joué. Une dernière catégorie a été ajoutée en 2007, les planeswalkers (anciennement arpenteurs) qui représentent de puissants sorciers, sortes d’alter ego du joueur venus lui prêter main-forte.
La ressource nécessaire pour lancer tous ces sorts est le mana, énergie magique empruntée à la culture polynésienne et aux fictions fantastiques de Larry Niven[4]. Le principal moyen de produire ce mana est d’utiliser un autre type de cartes, les terrains (qui sont donc les seules cartes à ne pas être considérées comme des sorts). Enfin, il est important de noter que ces terrains se déclinent, à l’instar des sorts, en cinq sous-types dits terrains de base, en fonction de la couleur du mana produit – car chaque couleur de magie ne peut être employée qu’à la condition de recourir à une sorte de mana de la couleur correspondante. Les plaines fournissent ainsi le mana blanc, les îles le mana bleu, les marais le mana noir, les montagnes le mana rouge, et les forêts produisent le mana vert. Il existe également des terrains dits spéciaux (ou « non-base »), offrant souvent plus de flexibilité dans leur production, ou d’autres avantages. De manière générale, plus les effets d’un sort sont puissants, plus la quantité de mana nécessaire à son lancement sera élevée.

Concernant le vocabulaire, je m’efforcerai de limiter au maximum l’emploi de termes « techniques ». Souvenons-nous tout de même que les joueurs conçoivent librement leurs propres paquets, classiquement d’une soixantaine de cartes, en tenant compte de certaines contraintes liées à l’environnement de jeu et aux interactions entre les cartes. Chacun débute une manche en ayant à sa disposition une main de sept cartes. Un paquet complet est appelé deck, et la pile de « pioche » qui durant la partie permet au joueur de renouveler ses cartes est désignée en tant que bibliothèque. La pile de défausse qui accueille les cartes « détruites » ou à durée de vie limitée est surnommée de façon très imagée le cimetière. Pour finir, les versions réglementaires récentes emploient l’expression champ de bataille pour désigner l’espace actif du jeu, là où sont posés les permanents : terrains, artefacts, enchantements, planeswalkers et bien entendu créatures – en d’autres termes les cartes susceptibles de rester en jeu tant qu’elles ne sont pas annihilées par le joueur adverse ou sacrifiées par leur propre maître (appelé contrôleur). Si vous ne pensez pas être en mesure de mémoriser ces termes ne fuyez pas : comme je le disais l’essentiel de mon propos portera sur l’art, et devrait rester intelligible aux grands débutants.
Ces prémisses consommées, attaquons-nous sans autre cérémonie au plat de résistance.
Pourquoi tant de haine ?
Pourquoi, en effet ? Pourquoi trouver les cartes récentes ci-dessous esthétiquement inférieures, malgré l’évidente supériorité technique de leurs illustrations, et en quoi pourraient-elles bien être considérées comme mauvaises ?
Pourquoi préférer au contraire cet ensemble disparate de vieilles cartes, aux illustrations parfois gauches et souvent absconses ?
Les plus perspicaces l’auront deviné, une partie de la réponse se trouve dans la question. Un tout premier indice : pouvez-vous pour ces deux séries, au premier coup d’œil et sans regarder les noms figurant au bas des cartes, estimer si les illustrations ont été exécutées par des artistes différents ou non ? Si oui, lesquelles relèvent du même artiste ? Effectuez ce simple test. Ces deux groupes de six ont été sélectionnés de façon aléatoire (par couleurs) au sein de l’extension War of the Spark (2019) pour le premier, et Legends (1994) pour le second. Si le résultat de cette observation ne fait guère de doute, son interprétation est susceptible de diviser considérablement les spectateurs, ébauchant une première ligne de partage entre deux approches antagonistes de l’esthétique du jeu.
Pour tenter de me prémunir contre certaines critiques naïves ou résultant d’une mauvaise foi stratégique, je précise que les analyses et conclusions qui suivront s’efforceront d’ébaucher des généralités. Cela signifie que mes observations ne prétendent pas tenir compte de cas particuliers, tant que leurs occurrences demeurent relativement rares, mais tenteront davantage de définir les grandes tendances, jadis et maintenant. Ne brandissez pas triomphalement une poignée de contre-exemples, tant que vous ne vous serez pas assuré que ceux-ci ne représentent pas des exceptions plutôt qu’une règle. Je vous en remercie.
Ma critique s’articulera autour de différents points, destinés à faire l’objet de plusieurs articles. Le premier de la série traitera de l’usage de la couleur, donnée esthétique ô combien fondamentale.
[1]Pour quelques exemples malheureusement anglophones de cette tendance : https://www.coolstuffinc.com/a/mikelinnemann-09062017-why-you-think-all-magic-art-looks-the-same/, ou l’une de ses sources d’inspiration http://project-discovery.com/blog/2017/8/25/the-human-in-the-mirror-the-art-of-looking-at-art. Deux des principales chaînes Youtube anglophones consacrées à Magic : The Gathering, Rhystic Studies et Tolarian Community College, qui publient occasionnellement du contenu relatif à l’art dans le jeu, s’étaient il y a quelque temps prêtées à un bref débat sous forme de « battle » minuté autour de la question de l’uniformisation, thème central de cette série d’articles. Malheureusement je n’ai pas été en mesure de retrouver ladite vidéo, probablement en raison de sa suppression. Les raisons ne m’en sont pas connues.↩
[2]https://www.businessinsider.fr/us/magic-the-gathering-announces-10-million-esports-program-for-2019-2018-12.↩
[3]Le terme « éphémère » résulte, comme souvent dans l’histoire de Magic, d’une maladresse de traduction ; le terme anglais « instant » rend mieux compte de la spécificité de ce type de sorts, susceptibles d’être lancés à tout moment, en un instant, y compris pendant le tour de l’adversaire et/ou en réaction à une action. La traduction appropriée aurait donc dû être « instantané » : puisque les rituels sont tout aussi éphémères par leur durée de fonctionnement que lesdits « éphémères », cela introduit une source de confusion et complique inutilement l’apprentissage.↩
[4]L’artefact Disque de Nevinyrral est un hommage à Larry Niven sous forme d’anagramme.↩