
Une langueur monochrome
Comme nous l’évoquions précédemment (voir article introductif), les couleurs dans Magic : L’Assemblée constituent une donnée fondamentale, qui englobe et dépasse la seule problématique visuelle ; chacune est porteuse d’un ensemble de valeurs morales, d’éléments symboliques, traduits en termes de jeu par des mécaniques qui lui sont plus ou moins affinitaires. Voici une sélection de cartes tirées du bloc[1] Amonkhet, sorti en 2017, appartenant toutes au Bleu – couleur bien entendu du ciel et de l’océan, mais aussi des songes, de la tromperie, de l’illusion et du contrôle.
Avez-vous remarqué ? Ces sorts sont bleus. Très, très bleus. Le crabe est bleu, l’homme-oiseau est habillé en bleu sur fond de cascade (bleue), les bandelettes sont bleues, le serpent est bleu, le « contresort » génère des panaches bleus. Même le temps, conformément à la prédiction, est bleu. Tout se passe comme si la nature bleue du sort devait être décelable au premier coup d’œil fut-ce en l’absence du cadre et du symbole de mana bleu compris dans le coût de lancement. « Très bien » me direz vous, « mais le cadre et le coût de lancement ne vont pas disparaître, non ? » C’est une supposition raisonnable. Pourtant, les illustrations sont d’un bleu insoutenable, même lorsqu’elles ne figurent ni océan, ni ciel, et quand le thème du sort n’a aucun rapport avec ces deux éléments. « Le bleu est aussi la couleur de l’illusion », me chuchoteront peut-être les plus obstinés. Vraiment ? Demandez aux consommateurs de drogues psychédéliques et aux patients atteints d’une tumeur au cerveau si le bleu est la seule couleur de l’illusion, la réponse pourrait vous surprendre.

Au commencement, la couleur d’un sort ne dictait pas nécessairement la tonalité dominante d’une illustration, et parfois n’apparaissait pas même dans celle-ci. En cela comme en d’autres domaines, l’arbitraire semble avoir régné quelques temps ; cette insouciance chromatique participait de la richesse de l’interprétation, et contribuait à tenir à distance l’uniformité visuelle. Pour comparaison, voici quelques cartes également bleues tirées de l’antique extension Legends (1994).
Que l’on ne se méprenne pas : il est parfaitement compréhensible que le bleu soit fréquemment présent voire dominant dans des illustrations qui représentent, plus souvent qu’ailleurs, les cieux et l’élément marin. Ou que le vert, couleur typique des feuillages presque omniprésents en forêt – du moins à la belle saison – soit davantage représenté sur les cartes appartenant à cette catégorie du pentacle. Ou que le noir soit utilisé pour évoquer la peur de la nuit et des espaces ténébreux. Le blanc est associé culturellement à la lumière et à la pureté, sa présence sur un certain nombre de cartes blanches peut donc se justifier. Enfin le rouge est forcément la tonalité dominante lorsqu’il s’agit de représenter un sort incendiaire, comme une boule de feu.
Ces couleurs n’ont pas été choisies au hasard pour représenter les différentes « écoles » de magie : il s’agit d’un moyen très simple, au plan cognitif, de rappeler visuellement les grandes caractéristiques de chacune. Les designers de la première édition ont enfoncé le clou en accompagnant chaque couleur d’un petit symbole explicite (soleil, goutte, crâne, feu, arbre), mais c’est d’abord la couleur en elle-même, tranchée et évidente, livrée sans ambiguïté par le cadre, qui résume le type de magie dans l’esprit du joueur. La plasticienne Louise Bourgeois affirmait : « La couleur est plus forte que le langage. C’est une communication subliminale. » L’idée est ici particulièrement efficace car elle repose sur des associations mentales primaires ancrées dès la petite enfance (noir = nuit, rouge = feu, etc.), puis renforcées par les archétypes culturels. Notons la diversité des référentiels : dans le contexte de Magic le Bleu et le Vert renvoient de prime abord à des environnements (mer, ciel, forêt), le Bleu et le Rouge à des éléments (au sens grec : eau, air, feu et éventuellement terre/roche), alors que le Blanc et le Noir matérialisent davantage des concepts moraux (Bien et Mal).
Malgré tout il pourrait sembler raisonnable de supposer que tous les sorts, créatures ou encore terrains liés à telle couleur n’ont pas à être automatiquement porteurs de ladite couleur, ou à se trouver immergés dans un environnement mettant celle-ci en évidence. Pourquoi en effet les chevaliers au grand cœur seraient-ils toujours vêtus de blanc, ou nimbés d’une éclatante lumière diurne ? Pourquoi un sort du domaine de l’esprit serait-il représenté en bleu ? Pourquoi un serviteur du Mal opterait-il nécessairement pour une garde-robe noire, ou pour des espaces mal éclairés ? Un individu passionné et impulsif doit-il être forcément baigné de rouge ? Les elfes n’ont-ils vraiment de goût pour aucune autre couleur que le vert ?
Certains parleront certainement de cohérence, de la nécessité de s’appuyer sur des stéréotypes visuels par souci d’efficacité didactique. Je ne peux m’empêcher de relever pour ma part l’inanité de ce choix, de plus en plus systématique, d’attribuer aux sorts un ton dominant correspondant dans la majorité des cas à la couleur de la carte, ou donnant à voir au minimum un rappel de cette couleur à travers des détails bien visibles dans la composition. En suivant ce raisonnement un bouquetin doit présenter un pelage carmin ou être systématiquement représenté sur fond de Soleil couchant, étant une créature rouge puisque native des montagnes ; un défenseur du Bien ne peut qu’être paré d’un blanc éclatant, et même un sorcier « classique » doit être vêtu d’une robe immanquablement bleue. Je l’avoue, l’exemple des sorciers est mal choisi, puisque dans Magic ils arborèrent très tôt, pour la plupart, des vêtements de cette couleur, ou s’affichèrent sur fond bleu. Peut-être sont-ils seulement dépourvus d’imagination. Passons.
Et les sorts multicolores, me demanderez-vous ? Ces cartes, dont on serait en droit d’espérer qu’elles autorisent une certaine flexibilité, reprennent de plus en plus souvent dans leurs différents coloris ceux correspondant à la nature du sort, c’est-à-dire à son classement au sein du pentacle chromatique. Et même au-delà : la plupart des terrains spéciaux affichent la couleur du mana produit, plus ou moins subtilement. Ainsi les Chutes de soufre, qui sustentent le joueur en mana bleu ou rouge, sont elles représentées sous forme de cataractes bleues s’épanchant le long de falaises rouges.
Un coup d’œil aux anciennes cartes multicolores suffit à constater que les éditions de jadis ne s’encombraient pas de telles limitations – ce qui n’implique pas que les artistes n’incluaient jamais dans leur palette les couleurs du sort ou des types de mana concernés, bien entendu.
Toutes les couleurs du Noir
A quel point les choses ont-elles changées ? Revenons aux origines, à l’an 1993. La carte la plus iconique de toute l’histoire de MtG présente une caractéristique remarquable eu égard aux codes actuels, un détail qui semble échapper souvent aux joueurs eux-mêmes : il s’agit d’un artefact permettant de produire trois manas de n’importe quelle couleur, et cependant l’objet représenté est (presque) noir, et son nom est Black Lotus (« lotus noir »). En d’autres termes cette carte dont à la fois l’illustration et le titre font directement référence à la couleur noire est en réalité incolore – « neutre » – et par sa capacité se trouve susceptible de produire du mana blanc, par exemple, pour invoquer une Licorne nacrée (ce qui admettons-le constituerait une bien piètre utilisation d’un artefact d’une telle puissance, mais là n’est pas la question). Cela a l’air anodin, mais il s’agirait d’une violation patente des codes du design aujourd’hui en vigueur dans Magic : L’Assemblée.

Pourtant l’illustration comme le nom sont d’une élégante simplicité, quand bien même la première trahit une maîtrise technique encore limitée. Le choix de cette plante est d’ailleurs intéressant : Richard Garfield, que je soupçonne d’être sujet à la boulimie culturelle, n’y est peut-être pas étranger – le prolifique concepteur de jeux a en outre passé une partie de son enfance au Bangladesh puis au Népal[2].
La fleur de lotus, très prisée dans l’art d’Extrême-Orient, popularisée en Occident par les modes orientalistes des XVIIIe et XIXe siècles, évoque généralement tant l’exotisme que le raffinement. Elle était déjà révérée et abondamment représentée en Egypte ancienne. Le lotus a été popularisé par la tradition littéraire grecque à travers l’épisode odysséen des Lotophages, consommateurs d’un végétal aux propriétés enchanteresses susceptible de faire oublier aux marins imprudents leurs vies et leurs demeures au profit d’une existence oisive – même si la plante mentionnée dans le récit d’Homère était certainement différente de celle que nous connaissons sous ce nom. Elle est considérée comme sacrée dans le bouddhisme et la religion hindouiste en tant que symbole de pureté[3], de divinité et d’épanouissement spirituel. Immaculée, elle naît pourtant de la boue du fond et peut s’épanouir dans les eaux turbides.
Ce sont peut-être ces résonances mystiques et mythiques qui ont amené les concepteurs de la carte à représenter sous cette forme une source de mana de premier ordre. De façon troublante, une nouvelle de Simon Ings intitulée Black Lotus a été publiée dans la troisième livraison de la revue de science-fiction Omni en juin 1993[4], qui aurait pu également inspirer Garfield ou son équipe – même si cela relève d’une pure spéculation de ma part[5]. La première édition de Magic fut mise au monde le 5 août 1993, et le délai entre la publication de la nouvelle et celle du jeu semble bien court, considérant que la carte était déjà connue sous ce nom durant l’ultime phase de test dite Gamma[6] – l’absence de données chronologiques plus précises ne permet pas de conclure sur cette question somme toute anecdotique.



D’accord. Mais qu’en est-il de ces sombres pétales ? La couleur de ce lotus particulier a probablement été choisie parce qu’un lotus noir est une chose inhabituelle, sinon impossible – ce qui ajoute au caractère rare et mystique de la plante, magique pour ainsi dire. Elle rapproche de surcroît ce lotus du plus ancien et mystérieux de tous, le lotus bleu d’Egypte. Enfin, il faut peut-être se souvenir qu’en peinture le noir n’est pas nécessairement synonyme de ténèbres, d’une absence de couleurs, mais naît au contraire du mélange de toute la palette.
Le fond de l’illustration est vert, conformément à l’habitude de Christopher Rush qui représente souvent ses sujets devant un arrière-plan simple et contrasté ; les deux couleurs quasi-exclusives de la composition sont donc le noir (plus exactement des nuances de bleu foncé) et le vert, alors que la production de l’artefact ne concerne pas spécifiquement ces couleurs. C’est précisément cela qui poserait problème aujourd’hui : la forme doit refléter la fonction de manière parfaitement évidente.
Comparons ce Lotus avec la version plus récente d’un artefact produisant, comme celui-ci, du mana d’une certaine couleur laissée au choix de son contrôleur :

Malgré la présence d’une cape pourpre, le bijou lui-même arbore les cinq couleurs du pentacle, rendant sa fonction beaucoup plus transparente. Ce standard tend à s’imposer pour les artefacts produisant l’ensemble des couleurs.
Une autre solution adoptée par les illustrateurs modernes peut consister à donner à l’artefact une couleur « neutre » parfois associée aux sorts multicolores, comme pour ce lotus doré :

Selon les normes actuelles il n’est pas forcément gênant que dans l’illustration la couleur dominante du décor soit issue du pentagramme, pourvu que l’objet lui-même revête une couleur absente de celui-ci (typiquement l’or ou l’argent), ou qu’il affiche au contraire les cinq couleurs ensembles.
Les artefacts producteurs de mana purement incolore sont traités d’une façon assez similaire. Globalement, les sources dotées d’une apparence trop proche de certains codes graphiques désormais assignés à telle ou telle couleur sont revêtues de plus neutres atours. Ainsi le brûlant Sol Ring d’Alpha, trop « rouge » dans son esthétique de flammes sur fond écarlate, a cédé la place à un anneau argenté (ou vaguement doré) exhalant un discret ennui.
Ces nouveaux « codes-couleurs » sont-ils scandaleux ? Sans doute pas. De tels exemples me semblent surtout intéressants en contrepoint du Lotus noir, afin d’illustrer la façon dont la souplesse originelle a cédé le pas à une codification plus contraignante, s’appliquant même à des objets incolores comme les artefacts. De plus en plus, à l’instar des enseignes commerçantes et de certaines peintures d’église autrefois, les cartes semblent conçues pour des populations analphabètes incapables d’en déchiffrer le texte.
Quels que soient les mérites des designs plus récents et au-delà de la résonance mythique de la carte, il me semble que le Black Lotus, du fait de sa couleur intrigante et de sa sobriété raffinée, est la source de mana la plus « poétique » éditée à ce jour, notamment parce qu’elle se préoccupe moins de respecter un code de communication graphique que de susciter une grille de lecture qui lui soit propre, laissant émerger par son étrangeté sereine maintes interrogations : pourquoi un lotus ? Pourquoi sa nature artificielle est-elle démentie par une apparence organique ? Pourquoi une telle couleur ? Dans ce nimbe de mystère réside une partie de sa force évocatrice.
L’aplanissement des terrains
Un autre symptôme de cette pathologie chromatique se manifeste dans les terrains de base, nos sources de mana les plus communes ; cela est particulièrement flagrant avec les montagnes. Traditionnellement, dans notre monde comme dans de nombreuses représentations d’univers fictifs, les montagnes sont blanches ou bleutées lorsqu’elles sont enneigées, parfois d’une couleur minérale oscillant entre le gris et le brun sur les hauteurs dépourvues de couvert neigeux, et peuvent se parer d’un manteau verdoyant à la belle saison, dans les régions d’altitude modérée. Une montagne n’est rouge ou orangée que dans d’assez rares cas, excepté sur Mars ou, à la rigueur, au moment du lever et du coucher du Soleil. Je ne crois pas me faire ici l’écho de nouvelles fracassantes.
Les montagnes éditées pour les deux premières éditions de MtG et les deux premiers blocs disposant de leurs propres terrains reflétaient un peu de cette diversité :
Notons que malgré cette relative variété, le fait que ces terrains sont bel et bien des montagnes produisant du mana rouge ne peut échapper même aux plus obtus, ne serait-ce qu’en vertu du cadre rouge et du symbole de mana de même couleur inscrit dans celui-ci, sans parler du titre de la carte.
Il semble pourtant que ces indices, et le fait que ces illustrations représentent ostensiblement des plissements de la croûte terrestre couramment désignés par le vocable montagne, aient été jugés très insuffisants par les directeurs artistiques à compter de la fin des années 2000. Remplacer la phrase « Ajoutez un mana rouge à votre réserve » par un énorme symbole rouge enflammé occupant toute la hauteur du bloc-texte à partir de 2008 n’était pas encore assez. Il fallait que les montagnes crient, vocifèrent qu’elles n’existent que pour produire du mana rouge. Voici une série plus récente, glanée au hasard des éditions :
Les teintes dominantes sont presque invariablement confinées aux ocres, aux safrans, à diverses nuances de rouge, de brun ou de orange. Notons que je n’ai rien contre l’idée de donner aux monts des formes torturées voire invraisemblables ; après tout, nous nous trouvons sur des mondes fantastiques. En revanche, outre la gamme chromatique très redondante, tous ces terrains révèlent des caractéristiques assez similaires. Une ambiance fumeuse, souvent volcanique, et crépusculaire – beaucoup de ces éminences semblent ne connaître qu’un éternel coucher de soleil fuligineux. Partout se dressent des parois rocailleuses désolées, la plupart du temps vierges de toute neige. Aucune végétation ne vient draper les flancs ou adoucir les abords, à de rares et discrètes exceptions. De toute évidence, le cahier des charges ne souffre guère la prise de risque : les arbres pourraient nous rappeler les forêts, les ruisseaux nous évoquer les îles. Et la vie, sur ces pics déchiquetés, ne saurait être que de roc et de lave. Pour des chaînes montagneuses issues de tant de mondes radicalement différents (quatre, pour cette dernière série), les ambiances qui se dégagent de ces formations géologiques sont affligées d’un bien curieux bégaiement.
Le syndrome du crapaud bleu
Aventurons-nous sur des territoires plus contestés. Prenons comme exemple récent de monomanie chromatique une carte commune d’éphémère issue du premier bloc Theros, intitulée Défense du foyer (Defend the Hearth). Pour clarifier d’emblée tout malentendu, précisons que la qualité intrinsèque de la composition ou du graphisme n’est pas en cause ici. Examinons d’abord « l’appartenance » du sort : le cadre vert et le mana vert (symbolisé par une petite orbe verte frappée d’un motif en forme d’arbre) nécessaire au lancement suffisent à identifier le sort incontestablement en tant que vert.

Contrairement à beaucoup de cartes vertes néanmoins le thème de l’illustration n’est pas explicitement sylvestre, puisqu’il s’agit d’une phalange d’hoplites en formation défensive devant ce qui semble être un temple d’inspiration classique. La couleur verte correspond donc à l’esprit du sort, plutôt qu’à la lettre : défendre sa terre quelle qu’elle soit est d’abord un concept, qui dans Magic : L’Assemblée peut être attaché au Vert – ou éventuellement au Blanc. Le texte réglementaire du sort est en accord également avec la couleur, la prévention des blessures infligées en combat constitue un effet occasionnellement attribué aux sorts verts. Le fait que l’illustration ne représente pas des elfes, des dryades ou des faunes protégeant leur bosquet mais des guerriers humains casqués devant leur temple oriente justement vers une lecture universaliste du concept de Défense du foyer, dans la mesure ou les humains ne sont pas particulièrement liés aux forêts. Que le foyer dont il est question soit une cité, une caverne ou une forêt importe moins que l’idée de défendre celui-ci contre une force extérieure hostile.

Hélas, cette subtile lecture plus philosophique que littérale est en quelque sorte démentie par la tonalité verte introduite lourdement dans l’image : sur les bordures des boucliers, les casques des guerriers, les cnémides, une portion du sol à leurs pieds, le fronton du temple… Nous distinguons même dans le fond un décor explicitement vert et quelques silhouettes d’arbres. Comme si l’appartenance du sort à ce type de magie ne pouvait se passer d’une « chlorophilie » étalée sur un mode grossièrement ostentatoire, allant jusqu’à conférer à ces hoplites une couleur plus volontiers attribuée aux elfes.
Examinons maintenant en tant que contre-exemple le Bouquetin (Mountain Goat) de Cornelius Brudi, réalisé en 1995 pour la sortie d’Ere Glaciaire. Certes la touche est un peu brute, l’illustration est simple, rudimentaire, en deux mots moins « glamour ». L’animal présente grosso modo les caractéristiques que nous lui connaissons ; bien que le peintre ait opté pour un rendu économe en détails, sa silhouette nous est familière. Parfaitement à l’aise en haute montagne, il arbore ici une fourrure épaisse adaptée à l’altitude, et se tient sur un éperon enneigé qui accentue visuellement le lien entre cet animal et son milieu naturel. La couleur du cadre et du mana nécessaire à l’invocation sont cohérentes symboliquement avec cet environnement, tout comme la capacité qui lui est attribuée dans le jeu, appelée mountainwalk (traversée des montagnes). L’illustration, les caractéristiques et la couleur symbolique du sort se répondent parfaitement.

Pourtant, le pelage de l’animal est d’un blanc sale ; la neige est blanche, nuancée de quelques reflets bleus ; la roche visible par endroits est d’un gris sombre tirant à peine vers le brun ; enfin, et surtout, l’animal et son perchoir se découpent sur un ciel d’un bleu uni. Il convient d’ajouter que la posture du caprin pourrait être également jugée trop statique pour un permanent rouge, au regard des normes actuelles. Cette illustration serait aujourd’hui refusée, à supposer qu’un artiste ait l’audace ou la naïveté de soumettre un tel travail. Pourtant en quoi devrait-elle poser problème, puisqu’elle répond au titre et au fonctionnement de la carte ? Fallait-il insister avec véhémence sur la rougeur de l’animal, le représenter chargeant furieusement sur un fond écarlate, la fourrure cramoisie, les yeux injectés de sang ? Un tel parti pris n’aurait-il pas semblé… pesant ?
Pour comparaison, voici une vision s’inscrivant dans l’esprit moderne (2003) de ce que devrait être un animal « rouge » apparenté aux caprins. D’une agressivité patente, représenté en pleine charge, affublé d’une dentition de vélociraptor, d’un texte d’ambiance évoquant la « rage », la « fureur » et la « colère », et surtout d’une illustration entièrement trempée de rouge-orangé. Le résultat ne manque pas de mordant, mais confine à la caricature. Ce qui ne serait guère problématique si, encore une fois, l’ensemble des cartes du set auquel elle appartient n’adoptaient cette même approche – sous le prétexte scénaristique poussif d’une épidémie de mutations magiques.

Mais peut-être cet exemple ne vous a-t-il pas convaincu des vertus de la liberté chromatique. Certains d’entre vous peuvent être rétifs à la beauté farouche d’un bouquetin campé fièrement devant un ciel bleu. Prenons un autre cas, une carte obscure au nom improbable, Whippoorwill. Il s’agit d’un engoulevent, un oiseau crépusculaire au cri très particulier, présent dans certains récits d’H.P. Lovecraft et d’autres auteurs fantastiques[8]. Selon les légendes de la Nouvelle Angleterre, il serait capable de capturer l’âme des mourants à l’instant du trépas. Tâchons un instant d’oublier que, contre toute attente, le volatile ne semble pas doté de la capacité vol. Le peintre Douglas Shuler (parfois orthographié Schuler), souvent critiqué pour ses lacunes techniques, a eu l’heureuse idée de figurer cet oiseau brun prenant son envol contre un ciel rougi par le crépuscule ; à l’arrière-plan nous distinguons quelques silhouettes de branchages presque glabres. Remarquons surtout qu’il n’y a pas dans cette composition la moindre trace de vert, en dépit du contexte forestier. Cela n’empêche pas l’image de fonctionner, dans un registre à la fois sobre et précieux, évoquant les planches ornithologiques anciennes et la peinture d’Extrême-Orient. Il s’agit d’un exemple d’exploitation avisée d’un contraste entre cadre et image, sans aucun rappel de couleur dans le plumage ou le décor.
Un autre exemple, délaissant toute finesse pour jouer cette fois sur un contraste violent : Force de volonté (Force of Will) de Terese Nielsen, imprimée en 1995. L’œuvre suscitée par cette interruption aussi redoutée qu’adulée est une synthèse de tout ce qui aujourd’hui serait proprement inadmissible. Un chamane à moitié nu bande sa musculature herculéenne, son épaisse crinière échevelée flottant autour des épaules, une expression pour le moins contractée tordant son visage. Des flammes paraissent jaillir, ou plutôt rejoindre ses deux poings fermés et prolongés par des griffes façon Wolverine. Le style comics s’affiche sans fard, mais avec une puissance de suggestion inégalable. Rien de ce qui apparaît ici ne correspond aux codes graphiques tels qu’ils se sont cristallisés par la suite pour ce genre de sorts : le protagoniste est une brute musculeuse qui tient plus de Tarzan et des X-Men que du sorcier raffiné d’ordinaire associé au Bleu. Pas de robe, pas de bâton ou de grimoire, pas de halo bleuté dansant devant lui. Qu’en est-il des couleurs ? Le mage a la peau basanée, les cheveux d’un noir de jais ; les flammes jaunes se reflètent sur son corps, et sa silhouette se découpe sur un fond d’un rouge artériel.

Cette peinture correspond-elle à l’illustration attendue pour un « contresort » bleu ? En aucune façon ; on l’imagine plutôt ornant une carte rouge et/ou verte (la première option étant la plus crédible). Répond-elle de façon efficace au titre et au concept général du sort ? Totalement : chaque centimètre carré de cette image hurle « force » et « volonté ». Plus important : ce choix est-il aussi inconsidéré qu’il en a l’air esthétiquement ? Pas exactement, il est en réalité… Fortuit. D’après Nielsen elle-même, la description reçue mentionnait bel et bien une carte rouge[9]. Le résultat n’en permet pas moins d’apprécier la souplesse de l’époque en la matière, puisque l’illustration fut acceptée et intégrée sans renâclements, alors même que cette carte était la première confiée à la jeune artiste. En tout état de cause il s’agit d’une erreur heureuse : les moirures mouvantes du bord semblent répondre aux mouvements dessinés par les flammes, mais la teinte froide du cadre offre l’avantage de rehausser par contraste la brutalité du rouge et du jaune. L’apparence de la Force de volonté serait moins remarquable si elle était sagement intégrée à un cadre rouge, qui en diluerait l’effet.

La même Terese Nielsen a été chargée d’en livrer une version « actualisée » à l’occasion d’une réédition limitée du sort en 2016. Il s’agissait de capitaliser sur la nostalgie d’une carte réputée particulièrement puissante, ayant marquée une génération de joueurs, donc de conserver des références à l’illustration originale : les flammes, les cheveux flottants, le visage déterminé. Hors de question toutefois de reproduire de graves affronts à la bienséance visuelle ; les points problématiques ont donc été supprimés. L’arrière-plan est beaucoup plus neutre, rien ne nous indique que la magicienne soit une amazone musculeuse plutôt qu’une délicate ensorceleuse, la grimace est absente, et ses mains déploient un élégant vortex bleu. Ses yeux brillent aussi d’un bleu intense, conformément aux canons du temps présent. L’image est certes réussie et agréable à regarder, peut-être plus aboutie techniquement, mais aussi sensiblement plus oubliable[10].
En réalité, certaines couleurs du pentagramme de la première édition présentaient déjà de nombreuses illustrations contrastant fortement avec leur cadre, comme dans le cas d’Invisibility ou de Mana Short, qui n’hésitaient pas à proposer des teintes rouges et jaunes pour dépeindre des sorts bleus.
Nous pourrions aller jusqu’à conjecturer que les couleurs chaudes fonctionnent particulièrement bien lorsqu’elles sont placées dans un cadre bleu… Ce ne serait pas un postulat incongru ou d’une grande nouveauté.

Et vice-versa. L’un des sorts rouges les plus populaire de l’histoire de Magic, le Lightning Bolt d’Alpha illustré par Christopher Rush, faisait appel à une palette de bleus sombres animés de rehauts clairs – ce qui n’est pas inapproprié pour représenter la foudre, pourtant traditionnellement associée au Rouge dans le jeu en tant que manifestation violente de la fureur céleste. Plus grave pour un regard moderne, même le décor ne laissait pas entrevoir la plus infime trace de carmin. De façon symptomatique, la réédition moderne du sort choisit sans surprise de conférer une dominante rouge à l’ensemble de l’illustration éclairs compris, se pliant à présent à la couleur « symbolique » de la carte.
Au sujet de cette réédition, il est intéressant de noter que l’auteur de la nouvelle illustration, Christopher Moeller, exprime dans une interview des vues précisément opposées aux miennes à ce propos[11]. Il balaie le terme « homogénéité » à propos de l’art actuel dans le jeu, lui trouvant une connotation trop négative – sans doute confond-il avec « uniformité » – et préfère décrire un art plus « cohérent » (« focused »). Il estime que la variété des débuts n’était que la conséquence du manque de budget, sans évoquer la possibilité d’une politique délibérée à ce propos. Toujours selon lui, le succès permis ensuite à WotC d’attirer et d’engager des artistes plus accomplis (d’être plus « sélectif ») et de rendre le jeu plus harmonieux et « instantanément identifiable » – sans expliciter le rapport entre ces deux aspects, et sans s’attarder sur les questions de propriété intellectuelle et de marketing pourtant fréquemment pointées du doigt par les premiers responsables artistiques, comme nous le verrons. Il déplore l’écart entre la couleur d’une carte et sa transcription dans l’art dans les anciennes éditions et, beaucoup plus surprenant, dans les nouvelles. Sa vision écarlate du Lightning Bolt rend donc hommage à son point de vue.
Sur un mode plus anecdotique, observons que la Transformation en grenouille est un sort bleu dont la finalité consiste, ô surprise, à donner à une créature adverse les caractéristiques d’un petit batracien jusqu’à la fin du tour. La métamorphose est une propriété associée au Bleu, comme nous le rappelait l’inénarrable Ovinomancien. Le texte de la Transformation indique : « […] la créature ciblée perd toutes ses capacités et devient une grenouille bleue […]. » Ce qui signifie bien sûr que la créature acquière « légalement » la couleur bleue, en ce sens que le permanent qu’elle est appartient dorénavant au Bleu – entendu pour ainsi dire en tant que catégorie de magie. Or, la grenouille dûment représentée sur l’illustration est littéralement bleue (avec quelques tâches violacées).
Nous pouvons y voir un trait d’humour, jouant sur la formulation « devient une grenouille bleue », mais il est très tentant de considérer l’image comme symptomatique du bleuissement généralisé, et plus largement de l’adéquation forcée entre cadre et illustration. Signalons tout de même le récent acte d’audace sinon de rébellion du sort voisin Grenouillifier, lequel représente non seulement l’amphibien paré d’une plus commune couleur verte, mais prend le parti exceptionnel de n’ajouter quasiment aucune touche de bleu au décor (hormis de discrets joyaux sur la couronne). Il ne faut jamais désespérer.
« Mais », me reprocherez-vous d’un ton aigre, « certaines de ces cartes récentes ne présentent-elles pas tout de même des contrastes tranchés au sein de l’image, comme justement dans ces deux derniers cas ? » Il faut admettre que la chose advient encore régulièrement. Les Anglo-saxons semblent assez obsédés par la « théorie des couleurs » formulée empiriquement par Goethe vers 1810, qui implique entre autres qu’un impact visuel optimal peut être obtenu en juxtaposant dans une image deux couleurs opposées ou éloignées sur le cercle chromatique – C’est le fameux principe des « complémentaires »[12].
Incidemment, remarquons que l’aspect et le concept général de cette roue (inspirée de celle d’Isaac Newton[13]) ne sont pas sans rappeler notre fameux pentagramme ou color pie, même si ce dernier ne procède pas par nuances successives. L’empreinte consciente ou inconsciente d’un schéma de ce type dans la genèse même de notre jeu de cartes semble en fait vraisemblable. L’idée initiale des « couleurs alliées » par exemple : dans le pentacle de Magic : L’Assemblée, une couleur est réputée plus proche idéologiquement de celles qui la jouxtent, donc plus susceptible de fonctionner en synergie avec celles-ci – même si cette approche a été quelque peu délaissée par la suite. A l’inverse, le Blanc va par exemple s’opposer frontalement au Noir et au Rouge, qui lui sont directement opposés dans le pentagramme. Une autre idée majeure paraît avoir été inspirée par les conceptions originelles de Goethe : celui-ci associait en effet les différentes gammes du spectre à des qualités symboliques et psychologiques : le rouge à la beauté, le bleu et le rouge à l’imagination, etc. Ce schéma, plus sensible et mystique que proprement scientifique, évoque les caractéristiques attachées à chaque couleur de magie dans notre jeu. Il ne s’agit pas de prétendre que le pentacle est une transposition fidèle de ces principes, mais plutôt que son fonctionnement a pu en être partiellement inspiré.
Refermons cette parenthèse et revenons à nos illustrations. Si la théorie des couleurs n’est pas dépourvue de fondement cognitif ou d’utilité, en particulier dans un contexte de communication graphique comme la publicité, son utilisation dogmatique dans l’art en général est pour le moins discutable – de nombreux artistes contemporains élaborent leur langage chromatique sans se préoccuper de respecter ses principes à la lettre. Il n’en reste pas moins que son influence est reconnue chez des peintres comme Turner, Kandinsky ou Klee, et bien d’autres. Etant donnée son apparente omniprésence dans l’enseignement des arts graphiques aux Etats-Unis (et semble t-il en Europe sous une forme plus lâche), il n’est pas étonnant que cette démarche soit souvent privilégiée lorsqu’il est nécessaire de faire ressortir certains éléments au sein d’une illustration de carte Magic, en dépit de la tendance à l’uniformité chromatique déjà mentionnée. Une utilisation judicieuse de la roue, notamment des complémentaires, peut rendre le langage employé dans l’image plus animé et percutant, et permet de souligner des éléments importants.
Nous l’avons vu, le barbouillage généreux d’une pièce au moyen de la couleur du sort est aujourd’hui un cas de figure très courant. Pourtant, les artistes du jeu peuvent être autorisés à représenter des figures ou accessoires contrastés au sein de leur composition, osant parfois même un contraste franc entre image et cadre. Hélas, même dans un semblable cas, l’immanquable rappel coloré se nichera dans la composition, quitte à parfois amoindrir l’impact visuel de l’ensemble. Dans telle carte il faut qu’un personnage porte une fanfreluche bleue, dans telle autre qu’un buisson verdoyant soit visible à l’arrière-plan, dans une autre encore une gemme blanche étincellera au col d’un héros, rappelant opportunément la couleur « officielle » de la carte. Le contraste possible entre l’illustration et le cadre dans lequel elle est sertie se voit donc limité mécaniquement par cette obligation.
Des chiffres ?
Revenons pour le moment sur le cas du Bleu. L’exercice est assez hasardeux quelle que soit la couleur, étant donnée la qualité d’impression et les choix colorimétriques spécifiques aux premières éditions, comme le montrent assez bien les deux exemples ci-dessous : il s’agit de cartes imprimées en 1993 et 1994, avec en vis-à-vis leurs fac-similés réédités pour Time Spiral en 2006. Nous constatons qu’il existe des différences significatives en termes de contraste et de saturation, qui peuvent provenir de la qualité de numérisation, de l’opérateur chargé d’effectuer les corrections colorimétriques, et/ou de l’impression proprement dite. Le rendu final peut donc varier notablement par rapport à l’illustration originale, surtout dans le cas d’une œuvre « physique ».
Laissons de côté ces considérations. Après tout, progrès techniques mis à part, même l’illustration de la carte Inondation (Flood) n’était sans doute pas franchement bleue. Et si les flots antédiluviens prenaient souvent une teinte glauque, cela se retrouve dans quelques cartes modernes également.
Tentons donc de nous faire une idée approximative de cette variété chromatique. Dans l’extension Legends (1994), une quinzaine de cartes appartenant au Bleu n’intègrent pas de façon claire cette couleur dans leur illustration, pour 43 cartes bleues au total ; dans Arabian Nights (1993) les chiffres seraient plutôt de 4 cartes aux illustrations « non-bleues » pour 11 cartes en tout ; 6 pour 19 dans The Dark (1994). Seulement 1 sur 16 pour Fallen Empires (1994), mais le thème exclusivement aquatique du Bleu rend cette couleur très prégnante dans ce set. L’extension Antiquities (1993), affiche un score très honorable de 3 sur 7. Pour Alpha (1993), le ratio était de 17 sur 46 cartes bleues. Le penchant vers l’uniformité chromatique semble tout de même commencer à s’affirmer dès l’époque des blocs Ere Glaciaire et Mirage, même si ces coloris sont alors globalement moins envahissants qu’ils ne le sont devenus ces dernières années.

Voyons maintenant les proportions pour des extensions récentes. Dans Amonkhet (2017), sur 38 cartes bleues, une seule a eu l’audace de s’affranchir complètement de cette couleur (Nouvelles perspectives). Aucune pour L’Âge de la destruction (2017), bien que les éléments bleutés de L’Âge de l’Eternité et de Soif inextinguible soient assez discrets. Aucune pour L’Allégeance de Ravnica (2019). Cette même année 2019, une seule est identifiable pour War of the Spark (Début du dénouement, et encore), sur 35 cartes. Les rappels colorés sont en outre rendus plus visibles par les effets digitaux qui ont tendance à engendrer un bleu « électrique » assez agressif. Il ne faut pas nier pour autant les spécificités liées aux chartes graphiques des sets : le bloc Ixalan qui prend place dans un cadre luxuriant arpenté par des dinosaures fait appel à une palette plus variée et plus contrastée et à des couleurs particulièrement éclatantes, ce qui rend l’aspect de la majorité des cartes moins monolithique. Les rappels n’en sont pas moins présents sous forme de touches « discrètes », avec 3 cartes sur 31 échappant (presque) complètement au bleu pour Les combattants d’Ixalan (2018), et seulement 2 sur 44 pour le prédécesseur Ixalan (2017) – les deux cartes montrent en abondance l’élément liquide, mais ont choisi de le représenter dans des tons tirant davantage vers les bruns et verts.

Une politique délibérée
S’agit-il d’une « mode » ayant cours chez les illustrateurs, d’une simple incitation de la part des responsables, ou d’une véritable prescription ? Le témoignage sur le site Journal du geek de l’illustratrice française Magali Villeneuve, engagée par WotC en 2012, confirme sans ambiguïté le caractère impératif du « code-couleur » : « Pour cela, nous recevons des consignes qui vont définir ce qu’il doit se passer dans l’image, quel est l’élément qui doit être mis en avant, quelle ambiance doit s’en dégager[14]. Et bien sûr, il faut qu’une illustration destinée à une carte bleue contienne des touches de bleu visibles ! » Elle déclare également : « Ensuite, il s’agit de trouver une belle lumière (une de mes grandes préoccupations !) et bien sûr, une ambiance colorée qui ne trahira pas la couleur de la carte [souligné par moi], sans pour autant perdre de sa richesse. »
Aujourd’hui, produire une œuvre ne comportant pas même un rappel de la couleur de la carte devient pratiquement un acte de rébellion, qui encoure le risque non négligeable de se voir sanctionné par un rejet pur et simple. Et l’on ne compte plus les illustrations simplement noyées dans une même gamme, traduisant sans ambiguïté la couleur du sortilège employé. Si l’on peut comprendre qu’un mur de flammes soit interprété dans des teintes tirant vers le rouge, ou qu’une baleine nage dans un bleu océanique, nombre de sujets ne justifient en rien ce choix.
Entendons-nous bien : vouloir donner à une pièce une couleur dominante ne correspondant pas à la couleur supposée « naturelle » du sujet représenté est tout à fait légitime et participe de la liberté d’interprétation de l’artiste.


Et, autre point important, choisir de conférer à l’œuvre une teinte correspondant à celle de la bordure et de la couleur théorique du sort, même lorsque le sujet ne l’exige pas, n’est pas non plus répréhensible en soi. Par exemple, l’idée de représenter le Croisé akroen baignant dans un rouge sanglant n’est pas nécessairement absurde : cette dominante pourpre renvoie aux flots de sang versés durant la bataille, et paraît justifiée par le coucher (ou lever ?) de soleil qui inonde la scène. Non, le problème se situe à mon sens dans le caractère actuellement systématique et forcé d’un tel choix chromatique.

A l’époque où la licence artistique primitive était encore de mise, certains artistes choisirent d’appareiller la dominante de leur illustration avec la couleur des bords ; Quinton Hoover en avait presque fait l’une de ses marques de fabrique. Mais cela résultait d’un choix personnel de sa part, non d’un commandement émanant d’une quelconque hiérarchie[15].
Là où nous pouvions considérer auparavant la couleur attribuée à chaque type de magie comme reflétant d’abord sur un plan purement symbolique une certaine philosophie, un rapport au monde, un tempérament, un état d’esprit, ce chromatisme est devenu aujourd’hui si littéral que l’on se demande si les concepteurs croient les joueurs incapables de discerner la couleur d’une carte en dépit de son cadre et des symboles de mana indiqués dans le coin supérieur droit. Le monde selon Magic : L’Assemblée n’est plus seulement divisé symboliquement en rouge, blanc, noir, vert ou bleu, il est rouge, ou blanc, ou noir, etc. Les gobelins se seraient sans doute vus affublés d’une peau du plus beau rouge, si le jeu avait été mis au jour sous sa forme actuelle. Nous verrons plus tard les motivations qui pourraient éclairer cette fâcheuse manie, et d’autres qu’il nous reste à aborder.
Enfin, il est nécessaire de préciser qu’à la couleur dominante sont aujourd’hui associées fréquemment des couleurs annexes également codifiées. Peut-être avec l’espoir d’animer un peu ce paysage d’ennui figé dans un long hiver par le schéma chromatique standardisé, tout en préservant l’unité du look voire en la renforçant, ces couleurs secondaires éclaboussent de nombreuses cartes d’un set donné. Elles peuvent varier en fonction des éditions mais les résultats sont rarement heureux, d’autant qu’elles suivent une tendance à la saturation leur conférant une aura quasi-phosphorescente d’une très contemporaine vulgarité. Le pire à ce titre étant l’association persistante entre Noir et rose/violet, qui égaie les ténèbres de néons dignes du Macumba Club.
[1] Un bloc est un regroupement d’extensions sortant généralement à la suite, liées par des thématiques et mécaniques communes ainsi qu’une continuité spatiale et/ou narrative (il s’agissait initialement de “découper” une nouvelle extension en deux ou trois parties afin d’étaler les sorties).↩
[2]https://www.eurogamer.net/articles/2014-05-25-richard-garfield-king-of-the-cards.↩
[3]Bhagavad-Gîtâ, verset 5.10.↩
[4]http://www.infinityplus.co.uk/stories/lotus.htm.↩
[5]Dans le récit de Simon Ings, le lotus noir est une plante rarissime nimbée de mystère, qui semble trouver son origine au Proche-Orient, ou peut-être en Egypte. Cultivé par une dame excentrique dont le personnage n’est pas sans évoquer la figure d’une magicienne, le lotus représente selon elle « le passé, le présent et l’avenir », car il porte au même moment des boutons, des fleurs et des graines. Et la fleur de ce lotus noir semble bel et bien exercer une influence puissante, sur les psychismes et sur le temps lui-même. Le thème de la mémoire est présent en filigrane, et pourrait faire écho aux oublieux compagnons d’Ulysse accueillis par les Lothophages : comme dans le récit homérique, l’esprit est assujetti après consommation de la fleur offerte par l’hôte, au moyen d’une oblitération mémorielle.↩
[6]https://www.magiclibrarities.net/955-rarities-alpha-beta-gamma-playtest-cards-english-cards-index.html↩
[7]https://www.coolstuffinc.com/a/vorthosmike-10232019-the-sketches-of-black-lotus↩
[8]La nouvelle la plus célèbre décrivant des engoulevents étant The Dunwich Horror (L’Abomination de Dunwich), publiée dans Weird Tales en 1929. https://tellersofweirdtales.blogspot.com/2015/07/whip-poor-wills-in-weird-fiction.html↩
[9]https://shop.tnielsen.com/Force-of-Will-Limited-Edition-Print-PTLEFOW.htm↩
[10]Il faut dire que WotC a prescrit à Nielsen jusqu’au genre et à la couleur de peau du personnage – la représentation d’une femme noire est, je le pense, une excellente chose en termes de diversité, mais ces détails trahissent le degré de contrôle des responsables sur le travail des illustrateurs (https://www.forbes.com/sites/laurenorsini/2016/03/18/for-magic-the-gathering-diversity-is-the-marketing-strategy/#1f25706a2216).↩
[11]https://www.bigar.com/articles/2018/06/06/cristophermoeller-interview.html.↩
[12]Cette « théorie », en réalité un simple postulat, se pose en adversaire de l’approche physique newtonienne. Elle jouira d’un grand succès dès le XIXe siècle dans les milieux artistiques anglo-saxons, alors que les artistes français l’ignoreront la plupart du temps – l’ouvrage de Goethe ne sera traduit en français qu’en 1973. GOETHE Johann Wolfgang, BIDEAU Henriette (trad.), Le traité des couleurs, Paris, Triades, 1973.↩
[13]https://fr.wikipedia.org/wiki/Cercle_chromatique↩
[14]https://www.journaldugeek.com/2017/02/15/magali-villeneuve-illustration-magic-interview/↩
[15]https://www.coolstuffinc.com/a/glenn-godard-art-vorthos-history-04232013-the-life-and-times-of-quinton-hoover↩