
Un cadre immersif
Comme nous l’avons vu dans l’article introductif, le design des cartes de Magic : L’Assemblée se décline en fonction des cinq couleurs du pentagramme présent au dos des cartes, représentatives de chaque grand type de magie. Ce design standardisé était primitivement chargé d’unifier et d’identifier les cartes en dépit de la grande variété des illustrations afin d’établir un canon esthétique cohérent, propre au jeu, tout en autorisant les artistes à exprimer leur style de prédilection[1]. Les premières bordures réalisées sur Photoshop s’appuyèrent essentiellement sur des éléments réels retravaillés, pour des raisons de commodité technique, ce qui leur confère en quelque sorte une matérialité, un aspect « palpable », physique.
Au Blanc, associé à la lumière, au Bien, à la droiture morale, était assigné un cadre marmoréen énigmatique – en fait constitué de motifs de dentelles légèrement floutés[2].

Le Bleu était la couleur de l’air et de l’eau bien sûr, mais aussi des songes, de l’illusion, de la tromperie ; le cadre des cartes présentait un motif ondoyant et changeant, inspiré du marbre ou plus exactement du papier marbré visible dans les livres anciens[3].

Le Rouge, magie du chaos, des pulsions sauvages, de la violence aveugle, du feu et de la roche, était mis en valeur par un cadre de pierre lézardée.

Le Vert, couleur des forêts profondes et de la nature indomptée, comportait une boîte de texte rappelant la surface du bois, et un cadre évoquant le miroitement diffus des frondaisons.

Le Noir, couleur du Mal bien entendu, de l’avidité, du sadisme et de la mort, était décoré d’un motif de bulles suggérant un obscur bouillonnement, la boue d’un marais ou le contenu inquiétant d’un chaudron, et d’une boîte de texte figurant un vieux parchemin aux rebords usés par les âges.

Les artefacts, objets magiques créés (généralement) à partir de mana incolore, étaient cernés par un cadre brun évoquant autant le bois que le métal oxydé, peut-être une roche ferreuse, de la terre ou encore un cuir usé, et la boîte de texte se distinguait par un motif écailleux vaguement minéral.

A ces six catégories il faut enfin ajouter les terrains, source primaire de l’indispensable mana, signalés par un cadre gris, là encore assez minéral. Ce cadre était commun à tous les terrains, mais les concepteurs avaient pris soin de distinguer visuellement le type de mana produit par chacun en leur assignant une boîte de texte et un subtil encadrement linéaire de la couleur idoine. Le design global des cartes subit peu de changements jusqu’à la 8e édition en 2003, hormis quelques affinages visant à améliorer la qualité graphique et la lisibilité – en atténuant notamment certains effets digitaux un peu « cheaps ».
Une rupture conceptuelle
La 8e édition de Magic ou Core Set introduisit des changements plus substantiels dans ce design, qui devaient constituer la base du langage esthétique encore en vigueur à ce jour malgré quelques évolutions ultérieures. La principale justification à cette refonte répondait à une préoccupation de lisibilité des effets et caractéristiques des cartes. C’est vrai, les caractères se détachent avec une très grande netteté sur le fond clair qui leur est désormais attribué, et des séparations permettent d’isoler chaque élément textuel dans une sorte de cartouche (cf. cartes de droite). Je ne m’aventurerai pas ici dans ces considérations ergonomiques, mais il me semble que les 5e, 6e et 7e éditions avaient largement résolu les difficultés mineures de lecture qui pouvaient se poser, en faisant ressortir davantage les valeurs force/endurance des créatures et en éclaircissant les caractères et boîtes de texte problématiques. Passons. Le nouveau design adoptait aussi un aspect beaucoup plus ouvertement « numérique ».
Même si Photoshop était déjà employé par le passé pour créer ou retravailler les textures des cadres et procéder à divers ajustements, le souci des concepteurs originels semblait de créer une interface à la fois claire et atmosphérique, sans abuser des artifices de l’informatique. Au contraire le design moderne use sans complexe d’effets de relief numériques en 3D, et les différents compartiments textuels amènent dans le jeu un langage visuel proche de celui des interfaces de logiciels type Office – en d’autres termes une esthétique technicienne et contemporaine, à vocation d’abord ergonomique, directement issue de la bureautique.
D’autre part, la typographie subtilement gothicisante des titres dite Goudy Medieval a été abandonnée pour un lettrage plus standard, Matrix Bold[4], remplacé depuis par une police « maison » baptisée Beleren[5], d’après le nom de l’un des planeswalkers emblématiques censés représenter les joueurs ou leurs acolytes. Notons à ce sujet que le directeur créatif Matt Cavotta est une fois de plus responsable de cette refonte, lancée fin 2012 et mise en place en 2014, et que le typographe engagé pour l’occasion s’orienta avec lui vers un lettrage qui devait dégager une impression de « danger », le mot d’ordre étant « transforme ces lettres en armes[6] ! » Et en effet, les angles exacerbés ne sont pas sans établir quelques rapports évocateurs avec les armes blanches.



D’où il ressort que l’obsession martiale grandissante de Magic est aujourd’hui inscrite jusque dans la forme des lettres. Il n’est pas inadmissible de concéder une relative élégance à la police Beleren, mais un constat s’impose quoiqu’il en soit : ici comme ailleurs nous remarquons un glissement d’une esthétique de l’érudition et de l’ancienneté, notamment associée aux caractères gothiques qui évoquent immanquablement les manuscrits médiévaux, à un graphisme plus contemporain orienté vers l’action et la violence, fut-ce de manière allusive.

Pour en revenir au cadre, les boîtes de texte contenant les caractéristiques du sort sont uniformisées – exit le parchemin, la roche ou le panneau de bois. En outre, comme des boîtes distinctes sont créées pour les valeurs force/endurance, le type de carte, le titre et le coût en mana, la surface de l’arrière-plan se trouve considérablement réduite. Tout ceci concoure à donner à la carte un design austère, plus « neutre », moins influencé par la couleur du sort. Peut-être est-ce l’une des raisons de la plus grande prévalence de la couleur-mère au sein de l’illustration elle-même : puisque le cadre d’une carte ne représente plus de manière aussi distincte la filiation chromatique du sort ou du terrain, l’illustration se voit contrainte de mettre en scène ostensiblement cette filiation afin de lever toute ambiguïté – limitant de fait le choix de la palette pour l’artiste.

Mais la stérilisation quasi hygiéniste du cadre est-elle délibérée ? Voici l’une des justifications données par Mark Rosewater à ce changement en 2003[7] :
« Lorsque l’ambiance entre en conflit avec la fonction, qui devrait l’emporter ? Quand le jeu a été créé, la réponse était l’ambiance. Alpha était clairement conçue pour être aussi immersive que possible. Souvent aux dépens de la jouabilité. Mais à mesure que le jeu devint plus populaire, le R&D réalisa une chose importante. Même si l’ambiance était importante, elle ne l’était pas autant que la fonction [de la carte, Ndt.]. Le jeu, essentiellement, devait être la priorité. »
En résumé, pour les responsables d’alors, les choix esthétiques des premières éditions généraient un « bruit de fond » visuel qui perturbait la jouabilité. Sur un plan rhétorique, les arguments avancés par Rosewater sont recevables, même s’ils reposent sur une appréciation in fine subjective du degré « d’ambiance » admissible, en fonction du degré d’interférence occasionné par ladite ambiance au détriment de la « fonction » des cartes. Autrement dit, l’équilibre entre ambiance et fonction est d’abord une affaire de goût et/ou de stratégie commerciale ; n’oublions pas que les tournois firent rage pendant les dix premières années de la vie du jeu sans que ces questions de lisibilité semblent se poser de façon brûlante. Nous noterons quoiqu’il en soit, à la lecture de ce court extrait, que le chef designer admet à peu près explicitement une perte en termes d’atmosphère due au changement de cadre.
Cadre versus illustration ?
Sur le plan visuel, Mark Rosewater invoque un autre type d’argument, formulé par son directeur artistique d’alors, Jeremy Cranford : les anciens cadres seraient trop présents, et nuiraient à l’illustration. Selon Cranford, qui compare une carte à un tableau, un bon cadre doit attirer le regard sur l’art, non sur lui-même[8]. L’idée est assez simpliste. Tout d’abord il me semble qu’il est possible de créer une synergie voire un jeu visuel entre cadre et illustration d’une carte (comme nous l’avons vu ailleurs) ; en outre, une fois le design du cadre intégré par le joueur, son regard se tournera surtout vers l’élément figuratif qui différencie chaque carte.

Par ailleurs, je n’ai pas entendu dire que les conservateurs du Louvre auraient retiré les cadres stuqués, moulurés et dorés des peintures réalisées depuis la Renaissance jusqu’au XIXe siècle pour les remplacer par des cadres « neutres » sous prétexte que des encadrements trop chargés distrairaient les visiteurs… Autrefois le cadre était en quelque sorte l’écrin prévu pour mettre l’œuvre en valeur, pour l’honorer et en magnifier l’éclat. De toute façon, la comparaison avec une pièce de musée a ses limites : un tableau n’a pas besoin d’intégrer d’autres informations que celles données par la peinture elle-même, il n’est pas nécessaire non plus de lui conférer une identité en fonction d’une « couleur » (fût-elle symbolique), etc.
En se basant sur de telles prémisses, il n’est pas si invraisemblable que ce discours dénonçant le cadre ou le décor en tant que nuisance pour l’œuvre soit en fait inspiré par la doctrine muséographique contemporaine dite « white cube » (« cube blanc ») ou « white box » (« boîte blanche »), qui postule à partir des années 1970 qu’une pièce, pour être pleinement appréciée par le spectateur, doit être impérativement présentée dans un espace « neutre » – et que cette neutralité serait atteinte en exposant l’art dans des lieux cliniquement blancs[9]. En plus d’être contestable et contestée, cette approche encore une fois apparaît d’autant moins pertinente dans le contexte d’un jeu comme Magic, qui cherche à plonger le joueur dans un univers à part en construisant une certaine atmosphère grâce à divers éléments complémentaires : image, titre, règles d’interaction, texte d’ambiance et… décors du cadre. Les cartes ne donnent jamais à voir des illustrations pour elles-mêmes.

Ainsi Cranford et Rosewater semblent concevoir « l’art » d’une part, c’est-à-dire l’illustration, et d’autre part le design du cadre, comme deux éléments très distincts, le premier visant l’immersion, le second étant purement fonctionnel. « Les vieux cadres additionnaient des éléments fantastiques partout sur la carte. Les nouveaux en revanche concentrent l’attention sur ce qui, me semble t-il, est l’élément de la carte le plus à même de transmettre l’atmosphère fantastique : l’art[10]. »
Je pense qu’il s’agit de la principale différence conceptuelle entre le jeu actuel et celui imaginé en 1992-93 par Richard Garfield et Jesper Myrfors, pour lesquels forme et fonction devaient s’efforcer de coopérer organiquement. Ainsi, les constituants fonctionnels étaient pensés pour s’intégrer à un ensemble visant à créer comme nous l’avons dit une ambiance particulière, l’illustration n’étant qu’une composante – néanmoins centrale – dans cette harmonie. Le design moderne, au contraire, sépare très clairement les données fonctionnelles liées au gameplay et l’art proprement dit. Et celui-ci se voit réduit à l’illustration, certes sensiblement magnifiée, mais désormais isolée. Le cadre était en quelque sorte chargé d’opérer avec souplesse la jonction entre fonctionnalité et esthétique.
L’adieu au livre
Evidemment ces changements n’ont rien de traumatisant et ne bouleversèrent pas si radicalement la physionomie du jeu. On peut déplorer toutefois une tendance à l’aseptisation et à l’uniformité qui dégrade sensiblement l’immersion, et contribue également à « numériser » visuellement l’ensemble, atténuant le feeling presque physique des cartes originelles. Celles qui pâtirent le plus de la nouvelle charte graphique furent les artefacts, dont le cadre brun fit place à un triste décor gris parcouru de stries, beaucoup plus métallique, la boîte de texte devenant grise elle aussi – ce qui eut pour effet de renforcer l’aspect proprement monolithique de l’ensemble.
Le fond brun initial avait le mérite de l’ambivalence, évoquant une matière organique autant que minérale, et dégageant à la fois une certaine chaleur et une impression d’ancienneté plus palpable. Le panorama constitué par les artefacts disposés sur la table de jeu relevait de la vieille bibliothèque, du cabinet de curiosité. La couleur des contours suggérait les boiseries des rayonnages et des vieux présentoirs, ou le cuir usé des couvertures des grimoires. Le contenu sémantique du cadre s’est en quelque sorte appauvri. La couleur gris clair du nouveau fond amena en outre des confusions avec les cartes blanches, ce qui força les designers à assombrir ce décor à partir de l’extension Mirrodin[11].
Ces modifications cosmétiques s’inscrivent dans une tendance à éloigner le joueur du climat d’érudition ésotérique livresque dans lequel les concepteurs avaient initialement cherché à enrober leur jeu, à travers l’assimilation carte/parchemin. Le packaging des premières éditions était révélateur de cette volonté :
Notez au passage le slogan visible en haut du « booster », Visit the Shores of Imagination. L’apostrophe au consommateur ne convoque aucune pulsion guerrière, et semble de préférence inviter le joueur au voyage et à la rêverie. L’un des textes figurant sur une publicité parue au moment de la sortie de l’extension The Dark est intéressant également : « Si vous êtes plus affamé de connaissance que de santé mentale, venez faire un tour dans Les Ténèbres » (« If you crave knowledge more than sanity, come take a walk in The Dark! »). Je peux me tromper mais il me semble qu’une telle emphase sur la « connaissance » – ici entendue comme savoir occulte – ne trouva plus guère sa place dans les stratégies commerciales adoptées par la suite.
Il ne nous reste de cet âge perdu que le dos des cartes, heureusement inamovible malgré quelques fausses alertes. Celui-ci demeure tel qu’il fut confectionné en 1993 par Jesper Myrfors et Christopher Rush, en utilisant notamment des polices dérivées de Satans Minion de Mickey Rossi et de la Belwe Bold définie par George Belwe pour l’ancienne fonderie typographique allemande Schelter & Giesecke[12].

L’emballage des boosters d’Alpha, Beta ou Revised reprenait le design des dos de cartes, pensé pour évoquer un ouvrage ancien ; une boîte complète de boosters adoptait le même code-couleur à dominante marron. Les boîtes des starters de l’édition Revised poussèrent le concept jusqu’à figurer explicitement de petits grimoires avec une reliure feinte, dans lesquels chaque carte représentait une page.

Dans cette acception, les illustrations devenaient réellement semblables à des miniatures de codex censées illustrer le sort auquel la carte donnait accès ; l’image pouvait être comprise non comme une photographie d’un monde mais bien comme une illustration, une représentation de celui-ci, soumise au talent de « l’enlumineur », à son style et à son inévitable subjectivité, se rapprochant souvent d’une vision symbolique ou synthétique du sujet, là où l’art actuel cherche à l’inverse à se faire passer pour un arrêt sur image, tiré d’un quelconque film d’action. Ainsi le cadre contribue-t-il à conditionner le regard porté sur l’illustration, participant à sa réception par le spectateur.
[1]Lire à ce propos l’interview de J. Myrfors sur BigAR, https://www.bigar.com/articles/2019/02/06/jespermyrfors-interview-2.html↩
[2]M. Rosewater, “Frames of Reference”, sur le site officiel de Wizards of the Coast, 27 janvier 2003, https://magic.wizards.com/it/node/618226↩
[3]https://www.bigar.com/articles/2019/01/30/jespermyrfors-interview.html↩
[4]https://fontmeme.com/magic-the-gathering-font/↩
[5]https://magic.wizards.com/en/articles/archive/scary-card-frame-story-2003-10-31↩
[6]https://delve.tumblr.com/post/108195911234/typeface-beleren-tm-created-2013-2014-client↩
[7]« The old frames added fantasy elements all over the card. The new frames instead draw the focus to the one card element that I believe is the most effective in capturing the fantasy flavor: the art. » (idem)↩
[8]Comme le résume le site coolstuffinc.com (https://www.coolstuffinc.com/a/borders-tend-to-change) « Jeremy Cranford, the current Magic art director, summed up his biggest problem with the old cards with a metaphor. He compared the card frame to the frame on a piece of art. A good frame focuses the viewer on the art, not the frame. The old Magic card frames drew to much attention to themselves and not enough to the art. »↩
[9]https://www.revue-exposition.com/index.php/articles3/trespeuch-reflexions-white-cube-doherty↩
[10]« The problem is that from time to time the two bump heads. When flavor comes in conflict with function, who should win? When the game was first created, the answer was flavor. Alpha was clearly designed to be as flavorful as possible. Often at the sake of game play. But as the game became more popular, R&D made an important realization. While flavor was important, it wasn’t as important as function. The game, essentially, had to come first. » https://magic.wizards.com/it/node/618226↩
[11]https://magic.wizards.com/it/node/618226↩
[12]https://magic.wizards.com/fr/articles/archive/making-magic/25-nouvelles-infos-diverses-concernant-magic-2016-06-20↩