L’éclaircissement du Noir
Comme nous l’avons vu la couleur qui, peut-être, pâti le plus de la surenchère d’effets « cheap » et clinquants fut le Noir. Dès les prémisses du phénomène mondial que devint presque immédiatement Magic : L’Assemblée, le Noir posa certains problèmes commerciaux du fait de sa nature même, et de l’imagerie associée : souffrance, désespoir, mort, démons, nécromancie… Dans les premières années certaines cartes n’avaient, il est vrai, rien à envier aux pochettes de black metal.
Les ténèbres des éditions séminales puisaient visuellement dans la culture horrifique des années 1970-1980 ou plus ancienne : cinéma d’horreur populaire de Nosferatu jusqu’à Hellraiser ou Evil Dead en passant par la Nuit des morts-vivants, artistes contemporains macabres tel Hans Ruedi Giger, « tropes » divers de la dark fantasy, bédés pour adultes tendance Heavy Metal[1]… Le mythique Juzam Djinn ci-dessous est par exemple clairement influencé par la bande-dessinée de Richard Corben New Tales of the Arabian Nights publiée en 1979 dans le magazine.
L’influence lovecraftienne est également indiscutable dans de nombreuses pièces bleues ou noires de cette période. Jesper Myrfors, encore lui, est d’ailleurs un fan revendiqué d’Howard Philip Lovecraft[2]. Le versant le plus sinistre de la fantasy a toujours attiré l’ex-directeur artistique, comme l’illustre l’extension The Dark qu’il a personnellement conçu, laquelle demeure à mon sens l’une des plus « atmosphériques » de l’histoire de Magic.
Le Noir est par conséquent le meilleur révélateur de cet « attiédissement » progressif des cartes en fonction du marché de masse. Les apparitions susceptibles d’effrayer les plus jeunes ou les plus sensibles se firent rarissimes. En outre, le feu d’artifice d’effets flashy basés sur des palettes de verts, de bleus, de violets et de roses donne aujourd’hui aux cartes cette coloration Marvel, Disney ou Blizzard (post-Warcraft 3), assortie aux accoutrements des protagonistes, qui atténue considérablement la noirceur d’une magie censée être tournée vers le Mal absolu. Conceptuellement, il me semble que la peur, le dégoût, l’inquiétude, le malaise, sont délaissés au profit de simplistes manifestations de puissance (entendue ici comme puissance magique).
Pour mémoire voici un serviteur des Ténèbres millésime 1994 :
Comparons avec un serviteur des Ténèbres cuvée 2017 :
Au passage, l’intégration parmi les principaux représentants du Noir d’une sorte de pin-up « loli-goth » très récurrente est au mieux discutable. Bien sûr, j’entends d’ici les reproches. Mes choix d’illustrations sont éminemment subjectifs ; il existe des exemples de sorts noirs assez kitchs dès les premières éditions. Et pourquoi pas ? Encore une fois, le problème ne vient pas de ce que certaines illustrations empruntent une direction esthétique ou graphique qui me déplaise. J’apprécie que l’art choisisse des voies divergentes, ce qui ne m’empêche pas d’en préférer certaines.
Concernant le Noir, il existe après tout bien des façons de concevoir le Mal ; quel thème en effet est plus riche et plus versatile, dans la fiction, la religion, la philosophie ? Un bel homme, une femme séduisante, parés d’atours chatoyants et chuchotant des mots doux comme le miel, peuvent aussi bien incarner cette notion qu’une effroyable goule aux crocs proéminents, tapie dans l’ombre. De même, je ne suis pas systématiquement opposé à l’usage de certains stéréotypes : le démon cornu, aux yeux rougeoyants et aux ailes membraneuses, peut toujours provoquer chez le joueur ou le spectateur un effet certain malgré son classicisme extrême – peut-être justement parce qu’il mobilise des archétypes encore profondément enracinés.
Cela n’a rien de gênant tant que ces visions cohabitent avec d’autres. Un monde est un vaste endroit, comme le proclamait Jesper Myrfors. Or, à mon avis, cette pluralité de visions ne se retrouve plus réellement dans le jeu. Les aspects les plus « sales » et inquiétants sont gommés au profit d’un art lisse et consensuel. La dimension dérangeante de certaines cartes, comme celles des mort-vivants, est de plus en plus souvent désamorcée par les effets scintillants décrits dans les précédents articles, qui les rendent toujours moins réels, plus triviaux, simples artifices d’un divertissement calibré.
Punk is dead ?
L’un des exemples emblématiques de cette liberté perdue de l’interprète est la créature verte Llanowar Elves. Dans les premières éditions, le prolifique Anson Maddocks ne craignait pas de représenter un elfe des bois sous la forme d’un portrait de profil à rebours des conceptions usuelles : une sorte de queer-cyberpunk vampirique aux traits livides et grimaçants, aux cheveux roses, sur un fond jaune et noir, encadré par une bordure interne d’où jaillissaient des pointes acérées évoquant quelque végétal épineux. Le résultat se tient à une considérable distance de l’elfe « tolkienesque » classique. Jugez vous-même.
Selon le témoignage de sa compagne, l’artiste estimait qu’il était « de sa responsabilité » en tant qu’illustrateur de fantasy de surprendre le spectateur, en s’éloignant précisément de l’image d’Epinal popularisée par Tolkien[3]. En l’absence de toile de fond définie A. Maddocks imagina son propre scénario – à savoir une tentative d’invasion vampirique de la forêt ayant engendré une sorte d’hybridation contre-nature entre elfes et vampires. D’abord rejetés par leur forêt natale, les elfes de Llanowar sont ensuite utilisés par elle afin de faire pièce aux suceurs de sang ; cette « narration mentale » projetée librement par l’auteur dans son illustration lui permet de justifier l’aspect quelque peu effrayant et déviant de la créature. Sans surprise, la carte provoqua dès sa parution des réactions outragées de la part des fans de la race elfique, certains s’identifiant aux elfes « bafoués » dans leur courrier !
Mon propos vous semblera paradoxal, sans doute. Alors qu’un peu plus tôt (et en divers autres lieux) je semblais vouer aux gémonies certains débordements contemporains « anachroniques » relevant plus de la science-fiction que de la fantasy, je me permets d’applaudir ici une interprétation qu’il faudrait ranger dans la catégorie « Vulcain cybernétique toxicomane », à cent lieues des poncifs médiévaux-fantastiques. La raison en est simple : il s’agit dans ce cas précis de la vision singulière d’un artiste qui ne prétendait pas encore imposer son style ou son iconographie à d’autres, ni se plier servilement à des préceptes esthético-commerciaux. Un artiste qui s’appliquait au fil du développement de son propre corpus d’illustrations à renouveler constamment sa vision.
Que vous le détestiez ou non, vous ne trouverez guère d’elfes semblables à celui-là, à l’époque ou aujourd’hui. Cette illustration tapageuse ne devait rien encore aux oripeaux de l’entertainment massivement diffusés par Magic et consors, tels que ceux examinés précédemment. Contrairement aux surenchères tant décriées, il s’agit ici de subvertir les codes, non d’enrober un produit dans un emballage clinquant et parfaitement consensuel ; cette image est précisément faite pour choquer, à rebours donc des intentions de nos modernes chatoiements, qui sont à la fantasy ce que le sucre est au Coca-Cola.
En s’attardant sur le discours de Maddocks à propos de son travail à WotC, il est aisé de comprendre d’où vient cette approche originale : le peintre se déclare modérément passionné par la fantasy, lui préférant le surréalisme. Son horizon artistique est à l’origine assez vaste, et il a notamment débuté sa carrière par la création d’une installation artistique jouant sur l’espace et la sculpture, mise en place avec l’aide de Mark Tedin et intitulée The Tragedy of Obsolescence.
Les races fantastiques traditionnelles ne l’attirent que si une possibilité lui est offerte de réinterpréter celles-ci de façon inédite. Il déclare : « C’est un bon défi : partir de quelque chose de traditionnel dans ce genre et le reformuler de façon à ce qu’il conserve sa base, tout en lui donnant ma sensibilité[4]. » Le produit de cette réinterprétation est souvent comme il le dit lui-même, « un tout petit peu plus sombre, un peu plus sensuel, peut-être ; légèrement théâtral. » On peut exécrer le résultat, mais il est difficile de lui contester son originalité. Là réside l’intérêt de recourir à des illustrateurs au tempérament marqué auxquels on laisse la bride sur le cou : tantôt par lassitude, tantôt par désintérêt pour la fantasy, d’autres fois encore par méconnaissance de ses codes ou, comme ici, par défi et par volonté de création, les artistes encouragés à suivre leur penchant personnel peuvent engendrer des œuvres qui s’écartent des chemins cent fois parcourus.
On ne peut nier que certaines des pièces d’Anson Maddocks, surtout celles réalisées dans le bouillonnement créatif des débuts, exsudent effectivement un érotisme sourd et malsain, notamment la Soif de sang (Blood Lust) de l’extension Legends et le Vampire sengien d’Alpha. La peinture réalisée pour Cyclopean Tomb contiendrait elle aussi un sous-texte sexuel, notamment une allusion vaginale[5] – ce qui n’est pas difficile à croire. Une fois de plus, il est impossible d’imaginer de telles démonstrations de macabre et de sensualité dans notre environnement actuel extrêmement family friendly.
Il convient en cette occasion de rétablir une vérité oubliée : à ses débuts, notre jeu de cartes n’était pas conçu pour un public adolescent. D’après le directeur artistique Jesper Myrfors, qui peut à bon droit être considéré comme une autorité en la matière, la population visée était celle des jeunes adultes et au-delà[6] ; aussi les concepteurs se soucièrent peu de faire subir des cauchemars aux teenagers, ou de les exposer aux foudres parentales. Pas plus que le réalisateur d’un film d’horreur ne s’inquiète des effets de son œuvre sur les enfants, puisque ces derniers ne sont pas censés y être exposés.
A titre personnel malgré mon très jeune âge ces cartes ne me traumatisèrent pas outre mesure, en tout cas beaucoup moins qu’Un chien andaloux de Buñuel ou que le roman Dracula de Bram Stoker, ou qu’un peu plus tard des classiques gores comme The Blob (celui de 1988) ou le pionnier 2000 Maniacs (1964). Il me semble qu’il est plus facile de tenir à distance une image fixe et isolée, de taille très réduite dans le cas de Magic, là où les films et romans, qui suscitent à dessein une immersion plus intégrale, prennent le risque de laisser une empreinte profonde sur les esprits les plus sensibles. Pour quelle raison ? Parce que les films et les livres, ou même certains jeux vidéo, embarquent le spectateur dans une action qu’il vivra « comme s’il y était ». Les plus jeunes n’ont pas la capacité de distanciation qui permet à l’adulte de se rassurer devant une scène particulièrement insoutenable, ou de relativiser la séance éprouvante qu’il vient de subir. Les enfants vivent n’importe quelle histoire de façon bien plus « réelle ».
A contrario les images fixes, minuscules et disparates qui composent le jeu de cartes requièrent un effort mental pour constituer un récit, qui demeurera sous le contrôle au moins partiel du joueur-spectateur : l’immersion est plus aisée à dissiper. L’environnement culturel bien sûr n’est jamais neutre. Celui qui n’a connu à douze ans révolus d’autres fictions que Le club des cinq et La mélodie du bonheur ne pourra qu’être effrayé (et probablement fasciné) par un Vampire sengien. Qu’importe. Méditons cette vérité intemporelle : les adolescents trouvent toujours un moyen d’avoir accès à ce qui ne leur est pas destiné, la transgression faisant partie intégrante des rites de passage à l’âge adulte. Mais je m’égare.
Souvenons-nous aussi que les sous-cultures grunge, punk-rock et gothique sont encore en pleine effervescence à Seattle au début des années 1990 – à titre d’exemple 1992 voit la sortie du premier album (Frenching the Bully) devenu culte du groupe The Gits, qui donne à entendre un punk amer et écorché. Nirvana, bien sûr, est à ce moment au sommet des charts, le suicide de Cobain stoppant brutalement cette ascension et traumatisant une partie de la ville en 1994. Une telle atmosphère culturelle ne fut peut-être pas sans conséquence sur le « look » de certaines cartes : on pense bien sûr aux Elfes de Llanowar de Maddocks et à son Fallen Angel délicieusement malsain, mais aussi aux Elfes de l’ombre profonde (Elves of Deep Shadow) illustrés par Jesper Myrfors pour « son » édition The Dark en 1994. Le modèle de l’œuvre est d’ailleurs une adolescente gothique de Seattle répondant au doux nom d’Amber Bird (elle est actuellement chanteuse pour le groupe « rock/post-punk/garage pop » Varnish). Difficile d’oublier en fixant cette carte dans les yeux que le visage de Magic reflète toujours un peu son époque.
Beautés rasantes et curieuses laideurs
Mais examinons la postérité du précédent sort d’invocation vert, celui aux cheveux roses. Passons sur les dessins moins intéressants exécutés à partir de la 7ème édition, reprenant dans les grandes lignes l’aspect antérieur de l’elfe mais de façon maladroite ou plus consensuelle, et comparons surtout avec l’elfe (ou « les » elfes) redesigné(s) en 2018 pour l’édition Dominaria. Le look se veut menaçant, sans doute en hommage au concept originel, mais paraît dépouillé de la flamboyance naïve qui rendit son ancêtre iconique.
Les tons dominants sont bruns et verts, conformément aux standards actuels des sorts verts, une touche fluo numérique de cette couleur soulignant l’éclat du regard de l’elfe au premier plan. Ce dernier est présenté de façon bien plus conventionnelle, frontalement et en buste, et ses « modifications corporelles » sont évoquées plus discrètement par un tatouage sombre et de fines lanières de cuir courant sur son visage lisse. Nous distinguons bien quelques piercings, mais exit la crête et les tatouages roses, le fond jaune, la peau laiteuse, les traits émaciés, le gainage de cuir crânien S.M. médiévo-cyberpunk. Une forêt sombre est visible à l’arrière-plan, au lieu d’être seulement évoquée par les motifs abstraits des bordures. La posture badass est également assez convenue, deux lames croisées à hauteur de poitrine, et la grimace outrancière est remplacée par un sourire subtilement cruel.
Il ne s’agit pas de décrier ce design : la technique est parfaitement maîtrisée, la composition dans cet exemple reste sobre et efficace ; les elfes, bardés de pointes et à demi voilés d’ombre, dégagent une impression de danger. Ce qui est en cause ici touche plutôt à l’uniformisation des illustrations, suivant en cela une forme de « wowisation » perceptible plus largement dans la fantasy grand-public depuis une quinzaine d’années. Dans le cas de Magic, elle semble liée autant à une tendance de fond des écoles de graphisme et à l’influence diffuse des jeux vidéos qu’à la politique artistique de WotC.
Il est d’ailleurs intéressant de se pencher sur le design graphique de la version virtuelle du jeu, Magic Arena : les nouvelles cartes, qui présentent dans leur majorité une illustration exécutée par l’entremise d’outils numériques en fonction du nouveau style « réaliste », clinquant et homogène, sont les mêmes qu’au format papier. Mais elles s’intègrent parfaitement à l’interface du jeu vidéo car leur palette de couleurs, leurs textures et leurs effets lumineux puisent dans un commun répertoire. Les parties sont menées sur un rythme trépidant[7], chaque action scandée par des bruitages et des animations scintillantes, et l’on retrouve même à l’occasion des mascottes kawaï que l’on dirait empruntées à une production asiatique type Pokémon[8]. Pour qui a connu – et peut-être apprécié – l’identité visuelle de Magic dans les années 1990, le changement est tangible. Il est même violent.
Dans la sphère vidéo-ludique, la saga Warcraft a déjà cédé depuis longtemps aux sirènes du flashy, dès le troisième opus du jeu – lequel annonçait les visuels encore plus chatoyants de World of Warcraft. Mais il est vrai que le style des épisodes fondateurs, essentiellement « cartoonesque », facilita grandement cette transition. En ce qui concerne Magic, le style aujourd’hui quasi-unique embrasse plutôt un réalisme fantastique consensuel, parfois qualifié d’imaginative realism[9] : textures, anatomie des personnages et proportions plus ou moins crédibles, ligne claire (le plus souvent), images léchées et riches en détails, traitement réaliste des sources de lumière, compositions classiques ou hollywoodiennes. A ceci s’ajoute comme nous l’avons vu une couche d’effets visuels magnifiés par l’usage des logiciels graphiques : halos lumineux, flou dynamisant un mouvement ou mettant en valeur un élément par rapport à d’autres, lens flare simulant l’effet de contre-jour d’une lumière vive à travers un objectif (?!), saturation…
Mais je vous vois venir. A l’heure d’Internet, il est aisé de retrouver certaines illustrations embarrassantes parmi les plus anciennes, et de rire à peu de frais de l’iconographie naïve, des couleurs abjectes et du trait maladroit de certaines d’entre elles.
Ou de l’absence de couleurs et de trait :
Ou du kitch résolument décomplexé :
N’oublions pas, enfin, que l’époque actuelle n’est pas pionnière en matière de saturation chromatique ou d’effets excessivement flamboyants :
Soyons critiques mais restons lucides. La douce emprise de la nostalgie incite beaucoup de joueurs old school à prendre pour le Saint Jérôme du Caravage un barbouillage exécuté en quelques heures sur un coin de bureau par un étudiant en art à la maîtrise balbutiante, en échange d’une poignée de dollars vite investis dans des pizzas et du café bon marché. Je l’ai dit et le répète, comme d’autres avant moi : les artistes actuels de WotC sont supérieurs techniquement aux précurseurs de 1993-1994, et de loin.
Ma défense raisonnée de la direction artistique à l’âge des pionniers ne signifie pas que j’apprécie tous les artistes ou toutes les illustrations de l’époque, il s’en faut de beaucoup. L’art de Magic divisait. Et la maîtrise ou l’expérience ne sont pas seules en cause ; prenez l’illustration de Stase. Réalisée par Fay Jones, la tante de Richard Garfield, elle est la seule d’Alpha produite par une artiste confirmée, « installée », ayant déjà connue les honneurs des galeries. Je déteste cordialement cette peinture. Pourtant, elle trouve encore à l’heure actuelle de fervents défenseurs, et j’en suis ravi. Le fait que cette carte existe est pour moi une excellente chose, un témoignage de richesse et d’audace. Pourtant je l’exècre (Dieu sait que je l’exècre).
Pour rester sur le chapitre des « novices », voici néanmoins l’une des raisons de mon intérêt pour les plus vieilles cartes. Cette dimension touchant presque à une forme d’art brut, ingénue et attachante, dans laquelle l’idée prime sur la compétence graphique. Les jeunes gens qui accouchèrent de telles œuvres compensaient leur manque de technique par une créativité et un enthousiasme inversement proportionnels. Leur vision de la fantasy était également le reflet d’une époque ou celle-ci était encore une préoccupation de nerd marginal, avant que l’ouragan du Seigneur des Anneaux de Peter Jackson, les jeux vidéo de masse et pour finir Game of Thrones ne rendent le genre parfaitement respectable aux yeux du plus grand nombre, engendrant d’innombrables déclinaisons commerciales. Une époque où ladite fantasy puisait encore ses références directement dans Tolkien, Donjons et Dragons, Conan le Barbare, l’histoire antique et médiévale, ainsi que dans quelques tentatives filmiques des années 1980 telles que Dark Crystal, Legend, Willow, L’histoire sans fin, ou le flamboyant Excalibur de John Boorman.
L’art des premiers sets de Magic est sans cesse tiraillé entre hommage aux classiques fantastiques et volonté d’émancipation vis-à-vis de ces encombrants pionniers. C’est dans leur humilité, comme dans leur impertinence – entre autres – que naît pour moi le charme des vieilles cartes. D’autre part la diversité des parcours et des sensibilités chez les apprentis-artistes de 1993-1994 est palpable : certains étaient manifestement familiarisés avec la high fantasy, quelques-uns plus attirés par la science-fiction ou l’horreur, d’autres étaient fans de comics américains ou de B.D. européennes ; d’autres enfin étaient probablement assez étrangers à ces univers, et puisèrent dans l’imagerie folklorique, dans les beaux-arts, ou empruntèrent des voies plus abstraites.
La volonté de la direction artistique originelle semble avoir été, dans une certaine mesure, de prendre ses distances avec l’illustration d’heroic-fantasy sanctifiée, en particulier celle qui fut popularisée par TSR et Games Workshop. Jesper Myrfors affirme ainsi : « […] je n’ai pas engagé beaucoup d’artistes établis même si j’étais un grand fan de leur travail. Je ne voulais pas que le jeu ressemble simplement à une version sur cartes de Donjons & Dragons ou Warhammer[10]. » Les mauvaises langues ne manqueront pas de relever qu’il n’en avait de toute façon pas les moyens ; cela n’a été vrai néanmoins qu’au tout début, étant donné le succès massif et immédiat du jeu.
Comme je m’efforce de le montrer dans ces articles, les sources d’inspiration semblent avoir été initialement plus variées, s’évadant souvent du cadre auto-référentiel de la fantasy classique. Après tout, Tedin imagina Chaos Orb après avoir eu un aperçu de l’étonnant Zardoz réalisé en 1974 par John Boorman (encore lui), film de science-fiction expérimental mettant en scène, outre un Sean Connery en jambières de cuir et slip orange, une gigantesque tête de pierre volante vénérée comme une divinité[11]. Éclectisme, vous dis-je.
[1]http://www.cardboardherald.com/podcasts/2017/8/14/episode-41-anson-maddocks-classic-magic-the-gathering-artist, 16 août 2017, 11’30’’. Interrogé sur ses influences, Anson Maddocks cite notamment sa collection de magazines Heavy Metal, la version anglophone du célèbre magazine Métal Hurlant. Il participa également, avec Drew Tucker, à un hommage à Moebius organisé par le site Blueberry Encyclopedia (https://theblueberryencyclopaedia.blogspot.com/2017/06/anson-maddocks.html), ce qui semble confirmer l’intérêt de certaines figures de Magic pour Jean Giraud et pour les artistes popularisés notamment par Heavy Metal. Pete Venters cite pour sa part Richard Corben parmi ses influences principales, un illustrateur de B.D. largement connu à travers ses publications dans Heavy Metal (https://en.wikipedia.org/wiki/Ron_Spencer#cite_note-wizards-1).↩
[2]http://casualhornan.blogspot.com/2015/08/interview-with-jesper-myrfors.html↩
[3]https://oldschool-mtg.blogspot.com/2019/02/mazes-end.html, 1er février 2019.↩
[4]« That’s a good challenge: to take something traditional like that and reformat it so that it still has its core, but it has my feel to it. », Old School Mtg, ibid.↩
[5]Old School Mtg, ibid.↩
[6]Interview de Jesper Myrfors par le Cardboard Herald, épisode 13, 1er février 2017, 50’26’’. http://www.cardboardherald.com/podcasts/2017/2/1/episode-13-jesper-myrfors-artist-original-art-director-for-magic-the-gathering.↩
[7]https://www.polygon.com/2017/9/7/16271054/magic-the-gathering-arena-announcement-wizards-of-the-coast↩
[8]https://www.destructoid.com/magic-arena-adds-sickly-homage-to-the-classic-dragon-whelp-card-573583.phtml↩
[9]Cette notion de « réalisme imaginatif » est développée principalement dans un guide à l’usage des peintres. Imaginative Realism: How to Paint What Doesn’t Exist (Kansas City, Andrew McMeel Publishing, 2009) a été écrit par l’illustrateur James Gurney, connu pour sa série d’ouvrages pour enfants Dinotopia.↩
[10]https://www.mtggoldfish.com/articles/magic-history-art-of-darkness-with-jesper-myrfors.↩
[11]https://www.goodreads.com/author_blog_posts/16989328-mtg-comics-reread-musings-magic-special.↩