
Les descriptifs individuels
Les aspects contraignants de la commande se résument-ils aux seuls éléments contenus dans le fameux Style Guide traité précédemment ? Hélas non. Parallèlement et en synergie avec le document, chaque projet d’illustration de carte envoyé à un artiste est assorti d’une fiche descriptive (appelée brief, terme bien connu des agences de com’), elle-même plus ou moins contraignante. Il devient parfois difficile de discerner ce qui dans le résultat final peut relever encore du libre-arbitre de l’illustrateur si celui-ci applique à la lettre certaines consignes.
Voici la fiche intégralement traduite du sort Vision ancestrale de 2006, hommage au légendaire Ancestral Recall de la première édition[1] (passons sur le style maladroit et la ponctuation erratique, admissibles dans un simple mémo comme celui-là). Si vous êtes d’humeur ludique, retenez-vous de scroller immédiatement après cette description et les suivantes ; tentez d’abord de visualiser mentalement l’image décrite ; ensuite seulement, descendez pour observer la pièce livrée par l’artiste afin d’apprécier les différences (ou les similitudes) avec votre propre représentation.
Couleur : Bleu
Localisation : voir plus bas
Action : Il s’agit d’un sort à « délai temporel ». Montrez les pyramides basées sur le style aztèque d’Ancestral Recall dans un arrière-plan bleu-vert solarisé. (Cela représente un moment dans le temps). Mais ces pyramides sont piégées entre deux dimensions. Tout ce qui est dans le monde solarisé se situe avant l’apocalypse et n’est pas détruit mais les sommets des pyramides qui émergent de la couleur solarisée apparaissent en « couleur locale » et tout ce qui se trouve dans la dimension « couleur locale » est en ruine et post apocalyptique [sic]. Visibles quelque part dans le cadre, même si ce n’est qu’à l’arrière-plan, se tiennent trois fantômes ténus (pas des fantômes aztèques ou quoi que ce soit, juste trois esprits humanoïdes).
Focus : la pyramide croulante
Ambiance : ancienne, calme
Notes : LIEN au 92305
Les sorts à « délai temporel » [mécanique baptisée « suspension » à la sortie du jeu, NdT] sont des créatures ou des choses qui se meuvent depuis une dimension du temps (représentée par une couleur bleu/vert monotone) et qui se déplacent dans notre dimension représentée par la « couleur locale ». Pensez à une chute d’eau. Tout ce qui se trouve derrière la chute appartient à la dimension solarisée et tout ce qui se trouve devant la chute d’eau est de la couleur locale. Voir les jpegs pour des exemples. Pensez à ce délai comme à une ligne de brume/brouillard.


On le voit, l’essentiel du contenu de l’image ci-dessus a été livré par le brief. La marge de manœuvre était donc mince, au moins sur les plans chromatique et iconographique. Certes, il s’agit d’un hommage planifié comme tel par les designers de la carte et il semble logique que l’illustration contienne des références à l’ « originale » ; de plus le fait que la mécanique de suspension nécessite d’être représentée de façon unitaire peut se défendre. Mais toutes les cartes sans exception comportent la même fiche, tantôt plus lâche, tantôt plus rigide. Examinons le descriptif de la nouvelle illustration pour la Mère des runes commandée à Terese Nielsen, vraisemblablement en 2015[2] :
Extension : Pas d’extension spécifique
Couleur : Sort blanc
Localisation : Non spécifique à une extension
Action : Une belle jeune femme noble, portant une robe aux motifs éclatants, se tient devant un mur de pierre gravé de runes. Dans sa main se trouve le centre d’une sphère d’énergie blanche qu’elle offre au spectateur. Sur le mur derrière elle, les runes situées dans le rayon de la sphère brillent, et vers les bords du cadre, il y a une sensation de ténèbres repoussées par la lumière protectrice.
Focus : La femme noble, son expression de calme et de confiance.
Ambiance : Triomphante. Le bien triomphe sur le mal !

Il ne s’agit pas dans ce cas d’un hommage, la nouvelle mouture étant fort éloignée de l’illustration originale délivrée par Scott M. Fischer. Résumons-nous : la mention cette fois d’une catégorie « extension » (setting, que l’on pourrait traduire aussi par « contexte »), même si celle-ci n’est pas contraignante dans notre exemple, signifie selon toute probabilité que dans la grande majorité des cas l’artiste est renvoyé vers le Style Guide approprié, contenant comme nous l’avons vu d’autres spécifications générales et particulières. Mais la fiche en elle-même est une véritable ekphrasis, qui prétend régler le genre du personnage, son âge, sa classe sociale, le type de vêtement porté, le décor, la posture, une partie des coloris, la lumière, l’atmosphère, l’expression du protagoniste. Au total pas moins de dix éléments sont ainsi régentés par les commanditaires, en plus des caractéristiques primaires attachées au sort. Notons au passage que dans cet exemple l’inclusion d’un artifice luminescent, de même couleur que la carte, vient clairement des responsables créatifs à l’origine de la commande.

Pour être honnête, Nielsen tire un bon parti de ces contraintes et le résultat peut être considéré comme tout à fait réussi ; mais je pense que sa décision d’enfreindre les prescriptions en remplaçant la source blanche par une lumière dorée n’y est pas pour rien : cela lui permet de citer Gustav Klimt et de conférer à toute la composition un aspect chaud et précieux, métamorphosant la paroi de pierre en une feuille d’or ciselée qui semble dialoguer avec les parties dorées appliquées au personnage.

Globalement la couleur blanche est très marginale dans la pièce. Une artiste aussi expérimentée et renommée peut se permettre occasionnellement une incartade, mais il y a fort à parier qu’un illustrateur moins confiant ne dérogera à aucune consigne, quitte à livrer une œuvre beaucoup plus terne et scolaire.
Un article publié en 2007 sur le site officiel précisait que la fiche individuelle pouvait inclure d’autres renvois au Style Guide, par exemple pour des éléments mentionnés dans la catégorie « action », celle qui décrit la composition en détail[3]. Dans le même article, l’auteur explique que « la chose suivante que [l’artiste] doit apprendre c’est pourquoi rien de ce qu’il a déjà fait ne conviendra. » Cette sentence paraît s’appliquer tant aux œuvres déjà produites par l’artiste qu’à celles qu’il serait susceptible de produire s’il décidait de ne suivre que son inspiration et son style habituels. Le contractuel débutant semblait donc déjà invité à se dépouiller d’une partie au moins de sa personnalité. Si l’on nous explique que des « initiatives » modestes sont parfois tolérées, celles-ci doivent expressément être soumises à l’aval du directeur artistique (en l’occurrence Jeremy Jarvis).
Il ressort de nombreux entretiens avec des artistes que la soumission du croquis préliminaire à l’autorité créative donne lieu à d’assez fréquentes modifications, légères ou substantielles[4]. Pour anticiper les désaccords, certains finirent par proposer plusieurs ébauches avec des compositions différentes. Dans le cas de la Mère des runes les doléances furent mineures, mais l’illustratrice dut tout de même atténuer le caractère jugé trop hiéroglyphique (« égyptien ») des inscriptions. Il nous faut donc supposer que même un dessin suivant à la lettre le descriptif fourni est susceptible de se voir rejeté ou amendé.

La nouvelle version de la Force de volonté commandée à T. Nielsen en 2015 et éditée en 2016, que nous avions déjà évoquée dans l’article sur l’utilisation des couleurs, constitue un autre exemple parlant. Contentons-nous cette fois de la partie de la fiche individuelle intitulée « action » :
UNE MAGE HUMAINE FEMININE (j’aimerais s’il-vous-plaît qu’il s’agisse d’une femme noire) se tient face à nous (probablement à partir de la ceinture) avec ses mains superposées[5], les paumes tournées vers nous et les doigts entièrement dépliés et tendus, dans une posture défensive devant son torse (pensez à une RCP avec mains ouvertes[6]). Son menton est légèrement redressé comme si elle regardait au-dessus de l’objectif. Son visage est presque dénué d’expression du fait de la concentration. Ses yeux brillent d’un bleu vif et des étincelles bleu vif d’une énergie débordante en jaillissent. Une énorme vague de feu se fend devant elle et se DISPERSE comme si elle se heurtait à un BOUCLIER INVISIBLE, la laissant saine et sauve. Peut-être que cela se transforme en fumée de part et d’autre d’elle.

La fiche descriptive indique cette fois qu’il doit s’agir d’un personnage et définit sa « classe », son espèce, son genre, sa couleur de peau, l’angle de vue, le cadrage, la posture précise, l’expression (plus exactement l’absence d’expression), les effets visuels et la façon exacte dont ils se manifestent. Pour comparaison, rappelons simplement les spécifications de la première Force, celle illustrée par Nielsen en 1995[7] :
- Carte rouge [erreur du commanditaire, NdT]
- Représente un chamane utilisant le feu ou de la magie rouge [idem, NdT]
- Titre fonctionnel : « Sort stop »
La petite équipe en charge de la direction artistique actuellement, puisque Magic compte dorénavant plusieurs « directeurs artistiques », ne laisse plus grand chose au hasard ou au libre arbitre des artistes. Mais l’amplitude créative laissée à ces décideurs est elle-même limitée par les standards mis en place au fil des ans. L’une d’entre eux, Cynthia Sheppard, nous explique doctement sur son blog la procédure de conception des nouvelles cartes : une première itération des visuels est définie par une équipe rédactionnelle, qui élabore les concepts et rédige les descriptions destinées aux illustrations ; plusieurs sont souvent proposées pour chaque carte, et les directeurs artistiques choisissent parmi celles-ci la plus adaptée aux effets du sort. Remarquons que cette approche – un projet décliné à partir d’un même cahier des charges en plusieurs propositions à destination du client – est similaire à celle qui prévaut dans le domaine de la communication graphique commerciale.
Jason Rainville détaille fort bien cette approche sur son blog, dans un article daté de 2015[8]. Ci-dessous, la fiche descriptive telle qu’il l’a reçu suivie de ses propositions en retour (notons que le texte contient lui-même deux renvois vers des modèles imposés par le World Guide) :
Couleur : Créature Eldrazi avec entête bleu (voir réf)
Localisation : Ligne côtière dans une zone corrompue par Ulamog
Action : Montrez-nous un Eldrazi vaguement humanoïde de la lignée d’Ulamog, en utilisant celui de la p. 200 du world guide comme point de départ. Il est imposant – environ 12 pieds assis [3,65 m, NdT] – et est assis au bord de l’océan dans une zone de corruption, où les flots baignent une rive qui a été entièrement transformée en os spongieux et en poussière grise. Autour de lui, nous voyons les corps de Zendikari dont les têtes et les épaules sont devenues la même poussière, mais dont les corps sont néanmoins intacts.
Focus : L’Eldrazi
Ambiance : Pensive, curieuse, viscéralement alien


Ainsi plusieurs esquisses sont expédiées pour limiter les mauvaises surprises, et les directeurs eux-mêmes choisissent au sein d’un corpus restreint une image en devenir qui sera sélectionnée selon des critères essentiellement fonctionnels, didactiques pourrait-on dire. Le visuel doit tenir compte du contexte de l’extension et des contraintes diverses que nous avons pu évoquer, mais surtout faire la démonstration du fonctionnement de la carte, en redondance avec le texte de règles. C. Sheppard parle d’une « aide à la communication du gameplay ». Cette contrainte de « discours visuel » n’est pas vraiment nouvelle, et s’accentue depuis le début des années 2000. Il en résulte des illustrations presque systématiquement transparentes et attendues.
On me rétorquera qu’il s’agit d’une évidence, d’une démonstration de bon sens : un dragon qui vole doit être doté d’ailes, un ondin présenter des caractères pisciformes, etc. Il serait stupide de nier que quelques contraintes peuvent s’avérer nécessaires, dans une certaine mesure – après tout il s’agit d’un produit ludique, non d’une galerie d’art contemporain, et noyer les joueurs dans un océan d’abstraction et de « wtf » pourrait avoir un effet repoussoir sur une majorité d’entre eux. Le problème est l’ajout de strates successives de codes et de prescriptions, qui progressivement réduisent le nombre d’interprétations envisageables, jusqu’à dépouiller l’illustrateur de toute possibilité créative réelle. Aux myriades de contraintes que nous avons vu il faut ajouter par exemple beaucoup de mécaniques très spécifiques, qui là encore ne souffrent aucune divergence artistique dans leur interprétation. Les divers règlements et injonctions finissent par énumérer plus d’interdits que l’Ancien et le Nouveau Testament réunis.
Bien sûr, un environnement aussi réglementé appelle une supervision accrue. C. Sheppard ajoute qu’actuellement les commandes sont suivies rigoureusement, à travers un processus de feedback continu, chaque pièce étant soumise à la critique de l’ensemble de l’équipe de direction, depuis les premiers croquis jusqu’au rendu final. Au passage il semble évident qu’un tel contrôle est facilité par l’usage des outils numériques, lesquels permettent de gagner du temps à chaque étape ; contrôle qui contribue en retour à favoriser l’usage de ces outils. Il ressort des différents entretiens avec des artistes consultables en ligne que les demandes de « corrections » sont relativement courantes aujourd’hui pour une pièce donnée, alors qu’elles semblaient encore rares dans les années 2000[9]. Un formatage, puisqu’il faut bien employer ce terme, qui se fonde entre autres sur la connaissance approfondie que l’équipe créative a de la marque et de ses standards, comme le souligne Cynthia Sheppard.

Matt Cavotta, décidément le membre de l’équipe créative le plus volubile au sujet de la nécessité d’une cohérence visuelle forte, affirmait encore vers le milieu des années 2000 : « La vérité c’est que par nature les artistes cherchent à concevoir des créations qui diffèrent de celles des autres artistes. Ils essaient d’introduire leur inclinaison personnelle dans tout ce qu’ils conçoivent. Donnez à 4 artistes rigoureusement le même projet et ils produiront tous des résultats très distincts. » Pour Cavotta et pour les créatifs de WotC, comme certainement pour leurs experts en marketing, cette tendance des artistes à n’en faire qu’à leur tête (c’est-à-dire à vouloir faire de l’art) constitue un écueil qu’il convient d’éviter à tout prix. Une vision dirigiste qui va clairement à rebours de celle des premiers directeurs artistiques. Jugeons-en à travers quelques citations choisies :
« Nous savions comment obtenir la meilleure illustration de nos artistes[10]. Voici une citation de Maria [Cabardo] : « nous ne recrutons pas leur main, nous recrutons leur esprit. » Par conséquent plus le descriptif était général, moins le dossier était détaillé, plus l’artiste avait de marge de manœuvre pour sa vision, et meilleure était l’illustration. »
Sue Ann Harkey (Killgoldfish)
A propos du retrait du pentagramme sur la Force impie : « Cela a été dur pour nous à Wizards car nous nous enorgueillissions de la liberté artistique et de ce que les artistes pouvaient choisir comment représenter au mieux le titre de la carte qui leur était donné[11]. »
Sandra Everingham (Hipsters of the Coast)
« Dès qu’ils commencèrent à vouloir créer une véritable propriété intellectuelle, apparut la nécessité de donner un aspect uniforme aux créatures et à l’environnement[12]. Au départ, même si nous étions en train de créer tout un monde avec de la magie, il ne s’agissait pas d’un monde réel, mais d’un monde suggéré. Cela changea lorsque la compagnie souhaita débuter la construction d’un monde identifiable, qu’ils pourraient vendre à d’autres. Je sais qu’un film a toujours été le rêve de quelques-uns des fondateurs de la compagnie. »
Jesper Myrfors (Casualhörnan)
Ces principes semblent avoir été partagés au-delà de l’équipe artistique, puisque le concepteur du jeu se souvient :
« J’étais également effrayé à l’idée de devenir un créateur ne laissant pas tous les autres contribuer créativement[13]. Au lieu de ça, j’essayais de [donner] une idée générale de l’endroit que je voulais atteindre et de laisser les gens s’y rendre, créativement, par leurs propres moyens. J’essayais d’offrir des conseils et des opinions plutôt que de commander, pour que Magic grandisse avec le meilleur de beaucoup plutôt qu’avec le meilleur de quelques uns. »
Richard Garfield (Escapist Magazine)
Malheureusement pour ceux qui apprécient la diversité en matière d’art, il est à craindre que la tendance au contrôle stylistique et iconographique, cause première de l’uniformisation, se soit encore renforcée ces dernières années. Une raison objective de croire à une aggravation est décelable dans l’article de 2007 déjà cité précédemment, rédigé par l’incontournable Matt Cavotta. Celui-ci déclarait alors (souligné par moi) : « Vous noterez également que la description artistique n’inclus aucune exigence concernant la couleur, le point de vue, la composition, la position corporelle, les nécessités de l’arrière-plan, les expressions faciales, ou des suggestions de style[14]. » Si l’on choisi de croire Cavotta, et si l’on relit à la lumière de cette affirmation la liste des exigences imposées en 2014-2015 à Rainville puis Nielsen, force est de constater un glissement très clair vers une ingérence presque totale des responsables artistiques dans le processus créatif de chaque pièce.
Fin octobre 2016, Titus Lunter confiait à Casualhörnan que la direction artistique pour Kaladesh était encore plus « serrée » pour obtenir des artistes une cohérence irréprochable – le pari fut réussi au point que le monde dans son intégralité semble avoir été créé par un unique designer, de la plus haute tour au plus infime bourgeon, et représenté par un unique individu[15].
Nils Hamm, l’un des seuls illustrateurs au style fortement original ayant survécu au « retour à l’ordre » (cf. article Un fléau digital ?), déclarait en février 2019 :
« Plus la direction artistique est souple, mieux cette approche fonctionne [l’approche instinctive et expérimentale, NdT][16]. Certaines images, généralement les plus complexes, avec de nombreux personnages interagissant, exigent cependant davantage de planification. Ces derniers temps il est devenu plus important que certains éléments de design spécifiques comme l’architecture, certains vêtements, etc., soient implémentés pour montrer clairement à quelle extension appartiennent les cartes. »
Rassurons donc ceux qui craignent d’être un jour surpris au coin d’un bois par une illustration sauvage : il semble que le cap soit maintenu vers un art toujours plus guindé, canalisé, domestiqué.
Une surpopulation visuelle ?
Quels autres éléments peuvent être retenus au titre de l’homogénéisation ? Quels autres codes, quelles règles visuelles ont été implémentées, gravées dans le marbre, imposées à ceux qui sont chargés de mettre le jeu en image ? Il serait fastidieux de détailler exhaustivement tous les « tocs » contemporains régissant les compositions telles que définies par l’équipe créative. Mentionnons encore une tendance, que nous pourrions qualifier de « figuralisme ».

Alors que je comparais un deck fourbi de cartes anciennes et le contenu d’un paquet contemporain, un détail me frappa : le plus récent, qui intégrait pourtant de nombreux éphémères et rituels, avait quelque chose de la foule grouillante d’un samedi après-midi sur les Champs-Elysées ; il déployait presque exclusivement des illustrations ornées de figures, la plupart du temps humaines ou humanoïdes. Par « figures » j’entends ici « personnages », mais il peut s’agir d’animaux à l’occasion voire de statues. Le deck le plus ancien offrait au contraire un paysage varié, certaines cartes non-terrains montrant des décors vides de figurants, des images quasi-abstraites ou des sorts sans émetteur ni récepteur.


Oh, bien sûr, cela n’est pas toujours tranché. Et la nature du deck influence et influençait mécaniquement son esthétique. L’emploi de personnage(s) pour rendre compte des effets d’un sort, représenter un lanceur ou créer un effet d’échelle était déjà chose courante en 1993, et les cartes « désertes » notoirement minoritaires en dehors des terrains. Il n’en demeure pas moins que les illustrateurs se dispensaient assez fréquemment de cet exercice de figuration. Pour illustrer notre idée, observons trois versions successives de l’emblématique Boule de feu, et remarquons que les deux versions plus tardives, en bas et à droite, donnent à voir un ou plusieurs récepteurs du sort sous forme de figures humaines (l’émetteur demeure invisible dans les trois exemples).
Ayant résolu de mettre à l’épreuve cette première impression, je me fis un devoir de compter méticuleusement les cartes dépourvues de figures dans un nombre assez important d’éditions anciennes et récentes. Comment ? En détaillant plus particulièrement huit des premières moutures (d’Alpha à Ere glaciaire, de 1993 à 1995) ainsi que huit beaucoup plus récentes – pour les formats classiques du jeu, d’Ixalan sortie en 2017 jusqu’à Théros par-delà la mort en 2020, et à l’exclusion des éditions de base et promotionnelles.
L’exercice n’est pas aussi évident qu’il y parait et comporte, une fois encore, une part d’arbitraire irréductible : faut-il comptabiliser un oiseau ou un insecte circulant dans un paysage, lorsqu’il ne s’agit que d’un élément du décor et non d’un sujet à proprement parler ? Faut-il tenir compte d’une statue ? D’une main ? D’une silhouette à peine discernable ? Word of Command représente t-il une figure ? Etc. L’essentiel étant surtout de déterminer des critères précis et de les appliquer impartialement aux anciennes comme aux nouvelles éditions, je vous épargne l’issue de ces turpitudes, somme toute secondaires.
En termes de méthodologie, j’ai rapidement écarté les terrains et les artefacts. Les premiers excluent presque systématiquement les représentations de figures, et les seconds limitent notablement leur usage. Il n’y a pas eu, pour autant que je puisse en juger, de changements fondamentaux affectant ces deux catégories depuis l’origine, concernant le point qui nous occupe présentement. Il faut tout de même préciser que la représentation relative des artefacts dans chaque extension est à notre époque, en moyenne, inférieure : ainsi leur portion parmi les cartes des huit premières éditions (en sautant Antiquities, explicitement « orientée ») est d’environ 13 % (17,7 % en tenant compte d’Antiquities), contre 6,8 % en moyenne pour les huit dernières jusqu’à Théros par-delà la mort, soit près de deux fois moins. Cela se traduit probablement par une présence moindre des artefacts sur les champs de bataille, et peut donc contribuer à diminuer la visibilité des illustrations sans personnages.

Concernant le reste des cartes, le premier aspect digne de mention est une diminution assez nette du nombre total de sorts non-créatures : les éphémères, rituels et enchantements représentent en gros 59 % des cartes (hors terrains et artefacts) d’Alpha, 45 % pour Legends et 58 % pour Ere glaciaire, contre 38,5 %, 39 % et 41,5 % pour respectivement Ixalan, Les guildes de Ravnica et Théros par-delà la mort. Cela s’explique par l’accent mis sur les créatures et les combats entre celles-ci de nos jours ; la proportion de sorts dont les effets ne concernent pas spécifiquement une ou plusieurs créatures est également moindre qu’auparavant. Nous tenons là un premier élément d’explication de cette omniprésence des figures sur la table : les créatures sont bien plus importantes dans tous les aspects du jeu.
Si malgré tout nous nous obstinons à considérer les proportions de cartes vierges de toute figure au sein du total de toutes les cartes de chaque extension, en retranchant les terrains et les artefacts, les chiffres semblent parlants : à peu près 21,5 % pour la première édition, 10,5 % pour Legends, 11 % pour Ere Glaciaire. En général, les sets anciens présentent des oscillations importantes d’illustrations sans figures, comprises entre 4 % et 22 % du total ; la moyenne se situerait néanmoins autour de 10 %. Dans le cas d’Alpha, il n’est pas interdit de postuler que certains des très jeunes illustrateurs engagés ont pu, lors de cette première commande, préférer éviter prudemment les représentations anthropomorphes, la figure humaine étant notoirement difficile à peindre de façon satisfaisante ; cette explication a toutefois moins de chances d’être vraie pour les éditions suivantes.

Dans les sorties récentes, nous peinons parfois à trouver ne serait-ce qu’une carte sans figure : Ixalan en compte 1,3 %, Les guildes de Ravnica 2,6 %, Théros par-delà la mort moins de 1 % (soit 2 cartes seulement) ; L’allégeance de Ravnica et La guerre des planeswalkers ne comportent chacune qu’une seule et unique carte dépourvue de personnage(s).

En resserrant notre faisceau d’analyse, qu’en est-il des illustrations qui ne concernent que des sorts sans interactions spécifiques avec des créatures ou des planeswalkers ? J’ai pu rapidement constater que ces cartes-ci n’étaient pas épargnées par le phénomène de la prolifération des personnages, mais aussi qu’il arrivait que nous retrouvions des illustrations sans figures sur des cartes qui ciblent ou concernent potentiellement des créatures. Le critère n’est donc pas aussi pertinent qu’il y paraît. Contentons-nous de mesurer les proportions de cartes sans figures au sein des seuls sorts d’éphémères, rituels et enchantements, sans distinguer parmi leurs cibles : Alpha nous en offre 32,5 %, Legends 23 %, Ere glaciaire 18,5 %. Pour la période récente, Ixalan atteint difficilement 4,5 %, Les guildes de Ravnica tombe à 3,5 %, et Théros par-delà la mort chute jusqu’à 2 %.
Il est donc évident que l’augmentation relative de la présence des créatures n’est pas la seule explication à l’effondrement du nombre d’illustrations excluant les figures. Il existe selon toute vraisemblance, en ce domaine comme ailleurs, une orientation déterminée par les responsables artistiques plutôt que laissée à l’appréciation des illustrateurs eux-mêmes. D’autant que, comme nous l’avons vu un peu plus haut, ce sont bien les écrivains sous contrat et directeurs créatifs qui décident des principaux éléments d’une composition et les imposent aux artistes-exécutants.
En approfondissant les recherches afin d’éclairer le ou les moments de transition vers l’omniprésence des figures, j’ai pu me rendre compte avec étonnement que le véritable basculement n’est peut-être pas si ancien. Jusqu’à Dominaria inclus (et si l’on ne tient pas compte d’une première baisse pour Ixalan et Les combattants d’Ixalan), les extensions paraissent compter entre 5 % et 12 % d’illustrations sans figures sur le nombre total de cartes non-créatures – toujours en excluant les terrains et artefacts. Ce n’est qu’à partir de L’allégeance de Ravnica que les cartes « non-peuplées » deviennent rarissimes, au point de disparaître presque totalement de certains sets. Cet état de fait concerne donc surtout les six ou sept dernières extensions. Il faut tout de même noter que l’édition Renaissance de Zendikar est légèrement moins touchée, avec six cartes sans figures – sauf erreur de ma part.
Trêve d’analyses fastidieuses, le fait semble établi : pratiquement tous les sorts à l’exception des terrains et des artefacts doivent comporter une ou plusieurs figures. Que ou qui représentent-ils lorsqu’aucune créature n’est impliquée ? Le plus souvent un lanceur de sort, le planeswalker, en d’autres termes le joueur. Lorsque la cible d’un sort est désignée de façon ouverte en tant que permanent, l’illustrateur aura tendance à représenter ce dernier sous les traits d’une créature (ou d’un planeswalker) alors que ledit permanent pourrait être aussi bien un terrain, un artefact ou un enchantement.
Ainsi la Lumière de bannissement, qui ne mentionne à aucun moment les termes « créature » ou « planeswalker », donne à voir non pas un mais deux personnages : le mage sous les traits d’un guerrier et sa cible, apparemment une hydre. Le sort lui-même est représenté sous la forme d’un tir de fronde, ce qui est assez symptomatique du penchant martial outrancièrement « physique » qui transpire de beaucoup d’illustrations. Le contexte pseudo-grec peut bien entendu servir de justification à cette approche ; remarquons cependant que la Révocation de l’existence dans la même extension, aux effets assez voisins, montre un magicien plus « traditionnel » en apparence. Cela n’empêche pas, à nouveau, que le lanceur comme sa cible soient représentés sous forme de personnages alors que rien dans le fonctionnement du sort ne l’impose. Notons aussi le traitement extrêmement proche de la magie, matérialisée dans les deux illustrations par une sorte de laser blanc aveuglant.
Pourquoi cette fixation grandissante sur les figures ? Nous pouvons avancer quelques raisons, à la lumière de ce que nous avons vu par ailleurs. Tout d’abord, une volonté de codification de plus en plus prégnante, qui semble s’être encore affermie ces dernières années. Et, à nouveau, les stratégies visuelles de la « com’ » paraissent être celles de nos directeurs artistiques : un visage ou une silhouette constituent des points focaux irrésistibles pour notre œil comme le savent bien les agences de publicité et comme l’illustre le phénomène de paréidolie ; ces signaux graphiques font office de capteurs d’attention, happant le spectateur et guidant éventuellement son regard vers le lieu souhaité.
Ce « figuralisme » galopant est aussi le signe d’une charge sémantique alourdie, à rebours des premières expériences visuelles du jeu. D’une façon tout à fait explicite, le rôle didactique des illustrations s’est renforcé à partir de la fin des années 1990 ; dans cette perspective, il devint de plus en plus impératif de représenter avec simplicité et clarté les potentiels effets d’un sort – en montrant par exemple ses victimes, comme nous l’avons vu plus haut avec la Boule de feu dans les versions éditées en 2004 et 2005.
Dans le même ordre d’idée les cartes doivent présenter des illustrations spécifiques en fonction de leur type : un terrain est toujours désert – ce qui peut s’entendre et n’a rien de nouveau –, un artefact peut être isolé, et tous les autres sorts doivent mettre en scène des personnages. J’utilise à dessein cette dernière expression, car il s’agit véritablement de créer des scènes, dignes d’un film ou d’un épisode de série. Les personnages constituent également un bon moyen d’attacher les joueurs à l’univers en les incitant à s’y projeter, et peuvent servir de points d’entrée vers d’autres produits, ou au contraire permettre au consommateur de passer plus facilement d’un roman ou d’un jeu vidéo vers le jeu de cartes. Créatures ou planeswalkers, ces personnages viennent occuper l’espace d’une façon toute militaire, y déployant leurs superpouvoirs dans des combats épiques. Ils incarnent en même temps le produit et la marque, projetant les valeurs et l’imagerie qui doivent leur être associées : violence, héroïsme, glamour, rythme trépidant, action spectaculaire.
La question du récit vendu au joueur-spectateur à travers les cartes est de toute évidence intimement liée aux orientations souvent coercitives de ces vingt dernières années. Cela nous amène au point suivant, qui concernera le cadre narratif en lui-même.
[1]https://magic.wizards.com/en/articles/archive/how-art-thou-2007-07-05.↩
[2]https://shop.tnielsen.com/Mother-of-Runes-Limited-Edition-750-13×19-PTLEMOTHEROFRUNES.htm↩
[3]https://magic.wizards.com/en/articles/archive/how-art-thou-2007-07-05↩
[4]Voir par exemple l’interview d’Eric Deschamps sur Art of Magic : The Gathering, dans lequel il indique avoir dû modifier entièrement la posture de Nahiri, la lithomancienne, au profit d’une pose plus conventionnellement « badass » et triomphante. http://www.artofmtg.com/artist-interview-eric-deschamps/.↩
[5]https://shop.tnielsen.com/Force-of-Will-EMA-Limited-Edition-750-13×19-PTLEFORCEOFWILL-EMA-13X19.htm↩
[6]Réanimation cardio-pulmonaire.↩
[7]https://shop.tnielsen.com/Force-of-Will-Limited-Edition-Print-PTLEFOW.htm↩
[8]http://jasonrainville.blogspot.com/2015/10/process-oracle-of-dust-essential-art-of.html↩
[9]https://magic.wizards.com/fr/articles/archive/drak%C3%B4ns-et-dragons-guivres-et-vers-2007-11-14↩
[10]http://blog.killgold.fish/2015/04/an-interview-with-sue-ann-harkey-magics.html↩
[11]https://www.hipstersofthecoast.com/2015/08/arting-around-sandra-everingham/↩
[12]http://casualhornan.blogspot.com/2015/08/interview-with-jesper-myrfors.html↩
[13]https://v1.escapistmagazine.com/articles/view/video-games/issues/issue_105/784-Richard-Garfield.2↩
[14]https://magic.wizards.com/en/articles/archive/how-art-thou-2007-07-05↩
[15]http://casualhornan.blogspot.com/2016/10/interview-with-titus-lunter.html↩
[16]« The looser the art direction, the better this approach works. Some images, usually more complex ones with many characters interacting, require more planning though. These days it has become more important that certain specific design elements like architecture, certain clothing, etc, are implemented to clearly show which set the card belongs to. » https://www.bigar.com/articles/2019/02/20/nilshamm-interview.html↩