
Evidence et obscurité
Le sort Boule de feu, emblématique du Rouge, est matérialisé par un énorme projectile enflammé vaguement sphérique, dont on imagine sans peine qu’il file vers quelque infortunée victime destinée, selon toute vraisemblance, à périr carbonisée. Un quidam peu au fait des règles ou de l’univers du jeu Magic : L’Assemblée ne manquera pas d’imaginer la fonction d’un tel sort avec, probablement, une faible chance d’erreur.

La mécanique, comme on pouvait s’y attendre, consiste à infliger des dégâts à une ou plusieurs cible(s). Il y a donc adéquation parfaite entre le titre, la mécanique, la couleur et l’illustration de la carte. Même un joueur novice ne l’ayant jamais croisé devine dans les grandes lignes l’effet du sort à l’instant où l’adversaire l’abat sur la table. Efficace ? Soit. Mais à l’époque des pionniers, cette évidence un peu fruste n’a pas systématiquement fait loi.

Parfois, nous nous heurtions au détour d’un booster à l’inexplicable. Certaines images, à dessein ou par quelque malentendu, présentaient à nos regards interloqués un contenu en fort décalage avec le titre ou le texte de la carte, ou ne trouvaient en ces derniers aucune explication satisfaisante, jusqu’à rendre parfois difficile voire impossible toute interprétation univoque. Aujourd’hui la thématique, la couleur, la place dans le lore, la mécanique, l’illustration et jusqu’au texte d’ambiance doivent être reliés organiquement par des affinités évidentes, selon l’antienne bien connue forme = fonction. Mais la dissonance ou l’opacité sont-elles forcément problématiques ?
Les raisons derrière ces décalages résidaient selon toute probabilité dans la licence artistique, la difficulté de conceptualiser une carte sans toujours en comprendre précisément les mécaniques ou la source d’inspiration, et enfin dans certains cas dans les changements de nom de dernière minute. L’artiste pouvait en effet se baser sur un titre énonçant des éléments qu’il semblait de bon ton d’inclure dans la composition, sans savoir que la carte serait imprimée sous un nom sensiblement différent ; à l’inverse le titre définitif pouvait également évoquer des caractéristiques absentes de l’illustration[1]. Mais l’inspiration du moment joua sans nul doute un rôle majeur dans bon nombre de savoureuses incongruités.
Qu’avons-nous là ?
Examinons quelques unes de ces apparitions mystérieuses, et livrons-nous à un petit exercice ludique. Il s’agit simplement de deviner, au moyen de la seule illustration, la couleur et le fonctionnement général du sort. Les non-initiés aux règles du jeu ou celles et ceux qui ne seraient pas d’humeur taquine peuvent simplement se reporter aux commentaires après chaque illustration (la réponse précise se trouve à la fin de chaque paragraphe). Voici l’image correspondant à la première carte ; s’agit-il selon vous :
- D’un enchantement blanc donnant le vol à une créature ciblée
- D’un éphémère bleu contrecarrant un sort d’enchantement ou d’artefact ciblé
- D’un rituel bleu détruisant toutes les forêts en jeu
- D’un éphémère noir détruisant une créature blanche ciblée
- D’un rituel noir détruisant un ange ciblé

Pourquoi dans l’extension Legends (1994) cette Acid Rain (« pluie acide »), censée détruire – comme il se doit – les forêts est-elle représentée par une statue d’ange battue par les éléments, d’où suinte un liquide rosâtre ? Aucun arbre n’est visible, et l’ange n’est pas habituellement associé à la sylve, ni même au Vert – à quelques exceptions près il s’agit d’une créature typiquement blanche, sinon de la créature blanche par excellence. Quant aux statues, elles sont d’ordinaire assimilées à des artefacts, ou de façon plus anecdotique à des créatures blanches ou rouges (c’est le cas de certaines gargouilles par exemple). Le mystère demeure entier à ce jour. La réponse était donc la 3.

La carte suivante est encore plus déconcertante, avons-nous affaire à :
- Un enchantement bleu transformant un terrain en créature volante
- Un éphémère bleu engageant ou dégageant un terrain, une créature ou un artefact
- Un rituel rouge infligeant des dégâts à une créature attaquante
- Un rituel blanc détruisant un terrain en échange de points de vie pour l’adversaire
- Un enchantement vert donnant la traversée des îles aux créatures vertes d’une force inférieure à 4

Pourquoi donc la vieille Twiddle (Bascule) est-elle illustrée par… Par quoi, au juste ? Un paysage minéral comme Rob Alexander les affectionne, un petit promontoire émergeant d’un plan d’eau. A son sommet, un rocher est en lévitation ; deux filaments rougeâtres en retombent et s’écoulent sur le sommet du promontoire, puis rayonnent dans l’eau depuis la base de l’îlot sous l’aspect de traînées filiformes vaguement multicolores. Difficile de ne pas songer à Salvador Dali, ou peut-être à René Magritte. Quel mécanisme cette vision insolite donne t-elle à contempler ? Le lanceur du sort est censé engager ou dégager le terrain, la créature ou l’artefact ciblé. Cette action très polyvalente et ce nom laconique sont probablement à l’origine de l’étrange interprétation : dans le fond qu’est-ce qu’une « bascule » ? Quel est le mécanisme de ce sort, quelle forme prend son effet physique sur le monde ? A n’en pas douter l’illustrateur s’est trouvé confronté à cette absence problématique d’éléments concrets, et a proposé une solution lorgnant vers l’abstraction. Nous pourrions presque décrire l’œuvre comme la quintessence de l’idée d’action sur le monde. Je ne m’aventurerai pas à chercher plus avant une explication à cette image ; cela ne pourrait de toute façon qu’en amoindrir l’étrangeté, ce qui serait dommage. La réponse était la 2.

Voici un sujet moins minéral ; avons-nous là :
- Une créature rouge de type humain et sorcier s’engageant pour prendre le contrôle d’une créature adverse
- Une créature bleue de type changeforme adoptant les caractéristiques d’une créature adverse
- Un enchantement de créature blanc offrant la protection contre une couleur au choix
- Un artefact s’engageant pour donner le regroupement à une créature ciblée
- Un enchantement qui fait s’engager tous les permanents arrivant en jeu

Kismet (Destinée) est un enchantement qui oblige les permanents de l’adversaire à arriver en jeu engagés, c’est-à-dire les rend plus ou moins inutilisables au premier tour. Les raisons en sont obscures, le nom de la carte se prêtant à toutes les interprétations et effets possibles – le moins que l’on puisse dire c’est que le concept de destinée ne nous aide pas beaucoup à préciser le cours des événements une fois la carte en place. Et l’illustration ne fait qu’épaissir le mystère : qui est cette jeune femme richement vêtue qui tend devant elle un voile scintillant ? Une allégorie de la Destinée ? Les étoiles parsemant l’étoffe font certainement référence aux astres, de même que les perles reliées par des fils sur la robe de la femme. Une allégorie, soit ; cela ne nous éclaire pas sur son rôle dans la partie. Et surtout, que faire de ce tigre menaçant à ses côtés ? Le contexte nous inciterait à le rattacher lui aussi au domaine allégorique, peut-être au zodiaque chinois… Plus troublant demeure le fait que la dame possède les yeux d’un serpent (ou d’un chat ?), et le fauve des yeux qui semblent humains, sans qu’il soit possible de trouver à cette permutation une explication satisfaisante. Réponse 5.

Retour vers le paysage contemplatif, sommes-nous devant :
- Un enchantement blanc de créature accordant la protection contre une couleur spécifique
- Un enchantement blanc de terrain accordant la protection contre une couleur spécifique
- Une créature volante bleue de type élémental
- Un enchantement bleu donnant le vol à toutes les créatures
- Un rituel bleu renvoyant les plaines dans la main de l’adversaire

La White Ward (Rune de garde blanche) est à première vue plus claire dans ses effets ; du moins le titre de la carte fait-il référence explicitement au concept de protection, ici contre la couleur blanche. L’apparition de nuages dentelés au-dessus d’un paysage désertique est beaucoup plus énigmatique : s’agissant en fait d’une protection magique accordée à une créature (un enchantement de créature, appelé aujourd’hui aura), nous aurions tendance à imaginer plus volontiers une marque ou un signe matérialisé directement sur un personnage. Quoiqu’il en soit l’incongruité de ce paysage de rêve donne à l’image la dimension d’une vision, à la saveur presque messianique. Réponse 1.

Plus dur, et plus perturbant, est-ce :
- Un éphémère noir donnant le contact mortel à une créature jusqu’à la fin du tour
- Un rituel noir faisant défausser l’adversaire de X cartes
- Une créature noire avec la traversée des marais de type horreur faisant perdre un point de vie par tour
- Un enchantement noir permettant la régénération d’une créature ciblée pour le sacrifice d’un marais
- Un enchantement bleu de créature accordant un bonus de force et d’endurance au prix d’un affaiblissement à chaque nouveau tour de jeu

La carte Horror of Horrors (Horreur des horreurs) présente une silhouette cauchemardesque, véritable marqueterie de chair, union entre un tableau biomécanique d’H. R. Giger et un portrait composite de Giuseppe Arcimboldo. Si l’appartenance au Noir n’est pas difficile à déterminer, la fonction de l’enchantement ne saute pas aux yeux. Il est clair que l’illustration doit davantage au titre de la carte qu’à sa mécanique : le contrôleur est autorisé à sacrifier l’un de ses marais pour régénérer n’importe laquelle de ses créatures, c’est-à-dire lui éviter la mort. Le rôle joué dans le processus par cette mutation digne d’un film de Cronenberg demeure obscur. Réponse 4.

Sa réimpression en 2005 pour la 9e édition offre à nos regards un lifting nettement plus accessible à la compréhension puisque l’image met en scène une horde de zombies claudicants, dont on imagine sans peine qu’ils puissent se relever après des blessures censées leur être fatales. L’idée est aussi plus attendue, et pour tout dire banale.

Un dernier exemple. Encore plus dur, et à peine moins perturbant, serait-ce cette fois :
- Un rituel blanc donnant un point de vie pour chaque plaine contrôlée par le joueur
- Une créature rouge de type insecte qui peut acquérir le vol au prix d’un point de vie par activation
- Un enchantement vert qui tue chaque tour la créature avec la plus faible endurance
- Un éphémère bleu permettant de renvoyer dans la main de son propriétaire une carte rouge ou blanche
- Un artefact produisant deux mana incolores, mais qui nécessite de jouer à pile ou face pour se dégager

Drop of Honey (« goutte de miel »), à l’instar de l’illustration de la carte précédente (celle de 1994), consiste en une interprétation libérale et inventive fondée sur le titre de la carte plutôt que sur sa mécanique. En l’occurrence, celle-ci peut sembler tout aussi obscure à celui qui n’est pas familiarisé avec le matériau ayant servi de source d’inspiration : La Goutte de miel ou L’Histoire de la goutte de miel est un récit d’origine arménienne intégré aux contes des Mille et une nuits qui narre comment une simple goutte de cette substance tombée de la louche d’un marchand déclenche une succession d’événements de plus en plus brutaux, aboutissant in fine à une guerre meurtrière. Cette parabole sur l’absurdité de la violence est résumée par l’action – très puissante – de l’enchantement, qui pour le prix d’un unique mana vert causera la mort d’une créature par tour d’un côté ou de l’autre, aussi longtemps que demeurera au moins un survivant sur le champ de bataille. L’étrangeté réside d’abord dans l’obédience verte de cette carte, le « meurtre » étant plutôt une action définie comme noire, ou dans une moindre mesure rouge ou blanche. L’incongruité est renforcée par l’illustration, qui nous dépeint la fameuse « goutte » de la discorde simplement déposée par une abeille au milieu des alvéoles d’une ruche, dans un style légèrement psychédélique. Le fait que celui qui signe l’œuvre – Anson Maddocks – n’ait probablement pas lu l’histoire (peu connue) à laquelle il est fait allusion contribue à créer un décalage encore plus grand entre la mécanique et l’image, puisque le spectateur-joueur n’a aucun moyen visuel de comprendre comment cette simple goutte de miel peut occasionner de tels dégâts… Réponse 3.

Cartes et hermétisme
Les quelques exemples qui précèdent comptent parmi les plus « décalés », au sens où le rapport entre les effets tels qu’ils sont décrits textuellement et la description visuelle desdits effets n’est pas compréhensible intuitivement ; ils mettent ainsi à l’épreuve l’imagination du joueur au lieu de lui offrir des clefs de lecture évidentes. Un tel exercice mental ne saurait accoucher d’une interprétation univoque, similaire d’un individu à l’autre. Dans une certaine mesure, l’expérience n’est pas si éloignée de celle suscitée par le jeu Cards of Wu conçu par Ellis Nadler. Celui-ci recoure à des cartes aux noms énigmatiques et aux illustrations symbolistes obscures, laissant au joueur ou au magicien le soin de concevoir les règles, ou les éventuelles significations mystiques, inspirées par les gravures.
Nous pouvons songer également aux arcanes du tarot de Marseille, et aux émotions déclenchées par les « lames » à la fois évocatrices et hermétiques.
En un sens, les illustrations incompréhensibles ou à l’interprétation ardue peuvent participer de l’aura « magique » d’un jeu, par leur caractère secret, initiatique. Elles permettent également de mobiliser des explications diverses et personnelles, puisant dans la subjectivité du joueur, c’est-à-dire dans sa culture et son réseau de références.
La comparaison avec le tarot de Marseille n’est évidemment pas fortuite, puisque la dimension ésotérique et onirique de celui-ci a probablement incitée certains Surréalistes, parmi lesquels André Breton et Max Ernst, à créer leur propre « jeu de Marseille » en 1940[2] – même si celui-ci doit davantage sa forme au jeu classique type « bataille »[3]. En attendant leur évacuation suite à la victoire allemande, les artistes réunis dans le café marseillais Au Brûleur de loups et au Château d’Air-Bel conçoivent et illustrent eux-mêmes 22 figures, les modifiant au profit de motifs mythologiques et mystiques : mages, sirènes et génies incarnés par des personnages réels tels Paracelse, Freud, Sade, Pancho Villa, Lautréamont ou Baudelaire, aux enseignes de la Flamme, de l’Etoile, de la Serrure ou de la Roue. Les compères intègrent même en tant que « joker » le fameux Père Ubu dessiné par Alfred Jarry pour représenter son personnage.
L’idée bien sûr est moins de créer un monde de fantaisie que d’ « interpréter librement » le monde, selon les mots d’André Breton[4]. L’essai demeurera au stade expérimental, mais il est révélateur de l’intérêt du jeu de cartes illustré dans la démarche surréaliste ; notons au passage que l’exécution graphique est répartie entre 9 participants qui travaillent aux illustrations en fonction de leur sensibilité personnelle, en respectant simplement le format et certains codes visuels du jeu de cartes traditionnel[5].
Sur un versant proprement magique il nous faut mentionner le « tarot de Thot » créé vers la même époque par le mage Aleister Crowley et illustré par la peintre Marguerite Frieda Harris pour « cartographier l’univers »[6]. Bien que conçu dans une perspective occulte plutôt que ludique, le jeu évoque là encore, à travers des illustrations inspirées autant des arts médiévaux ou de l’Egypte antique que de la peinture contemporaine, et surchargées de symboles magico-philosophiques, un mystère propre à féconder l’imaginaire[7].
Le tarot de Crowley ne fut pas le premier à explorer les possibilités créatives offertes par ce support dans le contexte de la cartomancie. En 2013, une remarquable collection de 79 cartes illustrées à la main fut identifiée dans les collections du Magic Circle, un musée de l’occultisme situé à Londres. Illustrées à la main vers 1906, elles furent attribuées au célèbre magicien, cartomancien et artiste Austin Osman Spare.
Citons enfin, à la croisée du Surréalisme et de l’occultisme, le jeu élaboré par la peintre et écrivaine Leonora Carrington en 1955, qui tire là encore son inspiration du tarot de Marseille – ainsi que, selon toute vraisemblance, de sa fréquentation du groupe d’André Breton durant la guerre. Comme le montrent plus tard les expérimentations de Salvador Dalí ou de Remedios Varo, elle ne sera pas la dernière artiste à s’approprier ce support évocateur et versatile, se prêtant à la divination autant qu’à la rêverie, c’est-à-dire à des interprétations variées.
Magic n’est donc pas, loin s’en faut, le premier jeu de cartes à inspirer aux concepteurs des graphismes symbolistes ou surréalistes – à commencer par les ésotéristes et par les surréalistes eux-mêmes. Cela ne signifie pas que toutes les cartes Magic gagneraient selon moi à adopter cette approche hermétique ; cependant, avoir sous les yeux certaines pièces « impénétrables » concoure à créer cette aura de mystère qui agit comme un stimulant pour l’imaginaire, bien davantage que lorsque signifiant et signifié sont parfaitement circonscrits. Je n’ai pas mentionné dans cette catégorie les artefacts, mais ceux-ci rassemblent sans nul doute le plus grand nombre de cartes aux noms et aux illustrations incongrues. Ou plutôt rassemblaient, car le langage visuel contemporain, sécrétant de plates évidences d’écoles de commerce, ne laisse guère de place dorénavant à l’hermétisme ou à l’accident heureux.
[1]https://www.bigar.com/articles/2020/03/05/melissa-benson.html.↩
[2]GIRAUDY Danièle (dir.), Le Jeu de Marseille. Autour d’André Breton et des surréalistes à Marseille en 1940-1941, Éditions Alors Hors Du Temps, Marseille, 2003.↩
[3]Selon Jacques Hérold « Le tarot est un jeu intéressant en lui-même. Il n’y a rien à y changer. Notre jeu ressemble au jeu de cartes ordinaire. » JOUFFROY Alain, « Les jeux surréalistes, entretien avec Jacques Hérold », XXe siècle, Le surréalisme I, nouvelle série, XXXVIe année, n° 42, juin 1974, pp. 152-153, cf. https://www.andrebreton.fr/series/127.↩
[4]BRETON André, « Le jeu de Marseille », VVV, n° 2-3, mars 1943, https://www.andrebreton.fr/series/127.↩
[5]Les neuf illustrateurs sont André Breton, Victor Brauner, Oscar Dominguez, Max Ernst, Jacques Hérold, Wifredo Lam, Jacqueline Lamba, André Masson et Frédéric Delanglade.↩
[6]http://www.tarokki.fi/tarotpuu/2011/03/18/lecture-on-the-tarot-by-frieda-lady-harris-sesame-club-1942/.↩
[7]Les originaux sont visibles sur https://www.wikiart.org/en/lady-frieda-harris/the-fool-thoth-tarot-1943.↩