Le récit (spoilers modérés)
Gwen, c’est une jeune femme, une jeune fille plutôt, d’à peine 13 ans si l’on en croit le synopsis. Elle n’est pas tout à fait sortie des territoires sauvages de l’enfance, mais la gravité du monde des adultes pèse déjà sur elle : elle a quitté sa tribu et a traversé seule, désormais orpheline, les étendues de sable d’un univers déserté par les dieux. Elle trouve refuge parmi des nomades raides et circonspects, drapés comme les touaregs ; ils vivent terrés la nuit dans des abris au creux des dunes, et le jour vaquent à leur survie.

A chaque pleine lune, un être de lumière et de fracas rode au-dessus des immensités arides et y abandonne des objets de toutes tailles ; nous reconnaissons ici des téléphones ; là, des valises ; un lit ou un lavabo ; certains plus petits que nature, d’autres tellement monumentaux qu’ils ressemblent à de grands navires échoués au fond d’une mer disparue. Dans ce paysage d’après la fin des temps ces accessoires ne sont plus que d’absurdes réminiscences, sans autre utilité que celle que les nomades veulent bien leur trouver : une fourchette géante devient percussion, de vieilles malles servent d’abris et de jouets d’enfant, un verre de lunettes est converti en loupe pour allumer un feu.
L’histoire nous est contée par une doyenne du clan, une vieille, très vieille femme de 173 ans, dont la peau semble plus parcheminée que le sol du désert. Ses yeux sont deux puits artésiens emplis de ténèbres, comme si sa longue existence avait usé son regard, creusé ses orbites.

L’arrivée de Gwen va troubler le tranquille ordonnancement des jours de la tribu. Bien vite elle remarque un garçon que la vieille, Roseline, considère comme son fils. L’adolescent au visage lunaire semble handicapé. Il échappe ainsi aux lois du groupe et vagabonde à son gré, libre et dévoilé… La jeune fille, fascinée, se rapproche de lui inexorablement. Les évènements vont alors se précipiter (un peu), la menant par des lieux étranges encombrés d’ « images mortes » jusqu’à de hauts murs ceignant un tout dernier reliquaire de l’ancienne civilisation, oublié au cœur du désert, là où résonnent des cantiques d’outre-tombe.

Gwen nous impose les respirations lentes et profondes d’un monde presque éteint ; on s’y abandonne ou on reste à distance, agacé par cette fantaisie indolente. Bien que le cadre puisse légitimement être qualifié de post-apocalyptique, il ne saurait être plus éloigné de l’hystérie survivaliste d’un Mad Max, comme de l’âpre désespoir qui surplombe La Route. La fin a eu lieu il y a bien longtemps, si longtemps qu’elle en est presque oubliée, et les rescapés ne sont pas des barbares enragés ou de pâles fantômes hantant les ruines. Ils vivent simplement, au rythme du sable, absorbés par leur existence précaire mais paisible, sans se poser de questions.
Gwen, justement, est celle qui pose des questions, elle est la jeunesse, le principe perturbateur ; elle rompt les tabous, introduit de l’évènement dans un quotidien immuable, du mouvement dans ce paysage minéral, au grand dam de la tribu. Sa confrontation avec l’antique Roseline va inciter cette dernière, au crépuscule de sa vie, à remettre en cause l’horizon borné de ses certitudes, et forcer Gwen à affronter ses responsabilités.

Un jalon de l’animation française
Nous n’en saurons pas davantage, ou si peu, et le film nous abandonne avec sur les lèvres des questions bien plus nombreuses que les réponses fugaces esquissées au long du récit. Qu’importe, là n’est pas son objectif, ni son intérêt. Le réalisateur Jean-François Laguionie, comme il le confesse, n’est pas un homme d’analyse et de savant cryptage, mais se laisse porter par son intuition[1]. Mal connu du grand public, il n’en est pas moins un vieux pèlerin de l’animation française. Gwen, le livre de sable, sorti en 1985 après quatre ans de labeur – six ans à compter de l’ébauche du scénario – fut son premier long métrage. Il s’agit aussi de la première production d’importance de son studio cévenol créé avec quelques amis en 1979, La Fabrique ; le même qui produira en 1989 Princes et princesses, une série de contes en papier découpé réalisée pour la télévision par Michel Ocelot – futur auteur de Kirikou et la sorcière.
Gwen se situe dans la continuité des expérimentations techniques et narratives de Laguionie à ses débuts, lorsqu’il s’essayait sur ses premiers courts-métrages à l’animation sur verre ou papier[2] ; il prit donc le parti de raconter une histoire de façon originale. La volonté de la petite équipe à l’ouvrage (neuf personnes !) était de produire un film que les adultes apprécieraient pour ses qualités artistiques, à l’instar du cinéma classique, et non pour ses seules vertus divertissantes. Hélas l’œuvre ne trouva pas vraiment son public, et le réalisateur dû renouer ensuite pour quelque temps avec une approche plus conventionnelle, à même d’intéresser de jeunes spectateurs, comme on peut s’en rendre compte en visionnant le Château des singes sorti en 1999.

Né en 1939, Laguionie est un élève méritoire de Paul Grimault, un pionnier du cinéma animé d’après-guerre qu’il rencontra en 1963 et qui produisit ses trois premiers courts-métrages[3]. Cela ne saurait surprendre les spectateurs familiers du Roi et l’oiseau, film d’animation beau et rêveur réalisé par Grimault avec le concours du poète Jacques Prévert, ayant connut finalement les honneurs des salles obscures dans sa version définitive en 1980 après une incroyable odyssée de plus de trente années. Emile Bourget, qui travailla avec Grimault sur son long-métrage, participa également à l’aventure de Gwen en tant qu’assistant-réalisateur.
Il serait erroné de voir dans ce chef-d’œuvre et dans les autres projets lancés à partir des années 1950 une sorte d’épiphénomène anecdotique : les fondateurs du mythique studio japonais Ghibli, Hayao Miyazaki et Isao Takahata, citent Le Roi et l’oiseau (ou plutôt sa première version, La Bergère et le Ramoneur) parmi leurs influences majeures[4]. Ces réalisations posèrent aussi les fondations robustes d’une animation française florissante aujourd’hui, qui persévère dans sa volonté d’aborder (parfois) des thèmes adultes et de recourir à des styles différents.

Dans cette seconde moitié du XXe siècle émergeait au gré de nombreux courts et de quelques rares longs-métrages, réalisés à force d’acharnement en dépit de budgets dérisoires et du mépris affiché par le cinéma « traditionnel », une école française qui assumait sa rupture avec les standards de Disney et proclamait sa volonté de jeter au loin les corsets étroits du dessin-animé pour enfant ou du divertissement humoristique. Elle revendiquait également sa totale autonomie vis-à-vis du film en prises de vues réelles, auquel elle estimait ne rien devoir.
Pourtant, le succès était loin d’être acquis. Le réalisateur et critique André Martin décrivait en 1957 dans les Cahiers du cinéma un art sans cesse innovant mais marginalisé, au bord du gouffre, voué à un sursaut désespéré ou à l’engloutissement[5] : « Il faudrait entreprendre l’étude des problèmes posés par l’attraction perpétuelle qu’exerce le cinéma image par image sur une minorité d’originaux. Il faudrait décrire les abandons et les échecs qui couronnent généralement, en France, l’éclosion de cette vocation peu favorisée, et savoir pourquoi l’animation demeure une sorte de spécialité condamnée, presque inactuelle. […] Les conditions peuvent devenir plus qu’hostiles, les moyens inexistants, il se trouve toujours quelques imprudents pour retrouver l’image par image. […] Le cinéma d’animation ne peut se passer de ces sortes d’expériences avancées et instauratrices qui lui permettent de ne pas manger inutilement sa fortune, et qui lui offrent une chance, s’il doit disparaître, dévoré par la puissance de l’image photomécanique, de laisser quelques regrets derrière lui. »

Le défi sera relevé, et malgré sa discrétion Gwen constitue une borne milliaire sur cette route criblée d’ornières, signalant la maturité d’une seconde génération d’animateurs français ambitieux. Comment s’exprime cette singularité revendiquée ? Par le style d’abord : les plans de Gwen mêlent de façon inhabituelle animation sur cellulo et gouache sur papier découpé selon une technique d’origine hongroise et tchèque. Les décors et personnages sont peints avec soin, dans des tonalités douces peu contrastées. Les protagonistes présentent souvent des modelés et des dégradés qui les éloignent des figures sans nuances, colorées par à-plats, couramment visibles en animation. Malgré d’importantes divergences esthétiques, une technique de type cut-out assez voisine fut mise à contribution notamment par La Planète sauvage de René Laloux et Roland Topor (ci-dessous), en 1973, qui jouit d’une notoriété mieux établie.

Cette approche, délaissant partiellement la souplesse de la réalisation sur cellulo, n’est pas sans conséquences à l’écran. Contrairement à ce qu’affirment quelques spectateurs déçus qui paraissent prendre son rythme pour un défaut technique, dans Gwen les parties animées sont généralement fluides, mais elles se voient distribuées de façon très parcimonieuse. Dans certains plans le terme d’ « animation » semble presque usurpé tant les images sont statiques ; les personnages, élancés et maigres comme des baguettes de tambour, sont hiératiques, et l’on chercherait en vain la malléabilité dansante d’un ancien Disney ou d’un Tex Avery. Même les dialogues se font parfois lèvres scellées. Mais ce mouvement minimaliste convient parfaitement à l’atmosphère contemplative, presque figée, qui baigne le film. Cette cadence alanguie, visuelle autant que narrative, nous mène aux antipodes de la frénésie la plus courante, frustrant les habitudes des consommateurs de métrages survoltés.
Le procédé confère aussi à Gwen une patine plus picturale, rendant quasiment intangible la différence graphique entre décors et personnages, à l’inverse de l’animation classique. L’intérêt ancien de Jean-François Laguionie pour la peinture n’est sans doute pas étranger à ces visions évoquant souvent de véritables toiles, lui qui se destina d’abord à la conception de décors de théâtre et acheva en 2011 un long métrage intitulé Le tableau, dans lequel une peinture inachevée tient lieu de cadre narratif. Le projet intégra également très tôt les animateurs Bernard Palacios et Nicole Dufour, recrutés pour leur aptitude à la peinture de décors – la seconde se chargea des personnages de Gwen[6].
Thématiques et interprétations
Les thèmes abordés ne sont pas si novateurs : le passage vers l’âge adulte – ou le refus des résignations qui le caractérisent –, l’acceptation de la différence, l’amour, l’amitié, la perte, l’absence, la religion et la croyance, le dialogue entre jeunesse et grand âge, ou l’insurmontable étrangeté du monde… Mais ces questions sont à peine effleurées par touches légères, des paroles rares et brèves, un sourire, un geste. Et, surtout, par des décors parsemés d’objets gigantesques, en constant dialogue avec les émotions qui traversent les protagonistes. Tantôt mystérieux et inquiétants comme le désir, tantôt grandioses et nostalgiques, battus par les vents de la colère ou doux comme une amitié inattendue, d’autres fois encore oppressants et déroutants comme le doute et la peur de l’inconnu.
Ces paysages saisissants portent évidemment une forte charge surréaliste : les objets aux dimensions incongrues, détournés de leur fonction usuelle, font écho aux nombreuses expériences du mouvement à partir d’accessoires du quotidien – on se souvient du fameux Téléphone homard de Salvador Dali ou du Déjeuner en fourrure de Meret Oppenheim. Songeons surtout aux ready-made imaginés auparavant par Marcel Duchamp ou par l’excentrique baronne Elsa von Freytag-Loringhoven, peut-être à l’origine du premier scandale : la soumission à un comité d’exposition d’un objet usuellement destiné à soulager les vessies masculines[7]. L’urinoir trônant dans une salle de musée cesse t-il d’être urinoir ? Déplacés, isolés, regroupés en troupeaux ou en formations géologiques, réinvestis par les nomades, les objets de Gwen interrogent à leur tour le sens qui leur est conféré : Que deviennent un radiateur ou une paire de lunettes déposés au milieu d’une mer de sable ? De nouvelles associations mentales naissent de ce déracinement, accentué par le jeu sur les échelles.
Les artefacts qui jonchent le désert constituent aussi un moyen différent et poétique d’évoquer un temps disparu, en lieu et place des ruines habituelles ; ils sont comme les fragments d’un rêve qui s’effiloche lorsque le dormeur s’éveille – ou peut-être les fragments d’une réalité qui s’égare dans le rêve. Notre banalité devient étrangeté, écho déformé d’un monde lointain ; arrachés au substrat culturel qui les a fait naître pour être placés, orphelins, dans un univers qui n’a plus besoin d’eux, ces choses triviales y acquièrent, même pour nous spectateurs, l’étrangeté et la puissance de suggestion qui leur faisaient défaut, se muant en monolithes énigmatiques, et une moto échouée dans les dunes se pare soudain des mystères du Sphinx. Le questionnement sur le passage du temps est inévitable : que restera t-il de nos sociétés dans un, deux ou dix milliers d’années ? Une poignée de légendes vagues racontées le soir, des superstitions mi-grotesques, mi-effrayantes, quelques rites anciens dépouillés de leur sens, de pauvres reliques incomprises, livrées à toutes les interprétations.

Difficile enfin de ne pas entrevoir derrière ce décor poétique une intention politique : la prolifération absurde et incompréhensible de produits industriels issus de notre société de consommation menace parfois de broyer la vie sobre et fragile de ces nomades sous des masses colossales, en dépit de l’absence de but manifeste des apparitions, engendrées par « un monstre aveugle » ainsi que le décrit Gwen… Le détournement dans une perspective de survie de ces accessoires superflus par les habitants du désert souligne par contraste la vacuité grotesque de leur fonction initiale devenue caduque. La « révélation » finale de l’origine des objets paraît donner du poids à ce postulat critique. Toutefois, là encore, l’œuvre préfère la suggestion au discours savant : davantage qu’un pamphlet, il faut sans doute y voir une traduction de l’élan vers une vie simple et rurale qui poussa Laguionie à fuir l’étouffement parisien pour le sud des Cévennes une décennie plus tôt, au début des années 1970.
Gwen, le livre de sable ne peut que dérouter. Une partie des curieux cèdera à l’ennui dans les cinq premières minutes, et les plus impatients renonceront à l’expérience ou se décrocheront la mâchoire à force de bâillements. Certains passages légèrement vieillots peuvent aussi rebuter. Il serait pourtant dommage de passer à côté de cette œuvre unique qui glisse comme un fleuve calme mais puissant le long de berges sablonneuses, laissant entrevoir sur ses rives noyées de brume des silhouettes fantastiques dont nous ne saurons presque rien, mais qui hanteront pour longtemps nos souvenirs.
[1]https://www.letelegramme.fr/bretagne/portraits/jean-francois-laguionie-maitre-du-film-d-animation-14-08-2016-11181512.php↩
[2]http://www.cinephare.com/brochure/laguionie-dossier↩
[3]https://www.telerama.fr/cinema/paul-grimault-comme-jacques-prevert-etait-denue-de-pretention-jean-francois-laguionie,99916.php↩
[4]https://fr.wikipedia.org/wiki/Le_Roi_et_l%27Oiseau#cite_ref-Voyage_166_69-0↩
[5]MARTIN André, “Dessin animé français année zéro”, Les cahiers du cinéma n°71, mai 1957, p. 36 et p. 94↩
[6]LAGUIONIE Jean-François, Gwen et le livre de sable, Montreuil, Les Editions de l’Œil, La Traverse, 2019 (sortie originale du film 1985), p. 4↩
[7]http://authenticationinart.org/pdf/artmarket/Did-Marcel-Duchamp-steal-Elsa%E2%80%99s-urinal-The-Artnewspaper.docx.pdf↩