
To shine or not to shine
Le caractère onirique et poétique de certaines illustrations des années 1990 ne trouve guère d’équivalents dans une production actuelle bien timorée. Ainsi le Vol de la cinquième édition (1997) mis en image par Jerry Tiritilli prenait le parti surréaliste de représenter un zèbre flottant au-dessus d’un paysage de collines et de deltas. Comme dans une toile de Magritte, cette combinaison d’éléments familiers mais jugés parfaitement incompatibles par notre « sens commun » est l’essence même de la magie : une représentation absurde – un zèbre n’est pas censé voler – qui contient plus de mystère et de merveilleux que les débauches de scintillements glossy accompagnant de plus en plus les manifestations magiques, dans les jeux vidéo comme ailleurs.
Les effets lumineux fluo ou étincelants incarnent en effet l’une des plus patentes manifestations de la paresse visuelle dans laquelle se vautrent des graphistes et designers d’univers fantastiques, y compris chevronnés. Une mouture du même sort dix années plus tard donne ainsi à voir une sorte de démon bipède flanqué d’ailes de chauve-souris d’un bleu luminescent. L’image n’est pas laide à proprement parler mais se signale déjà par un traitement très commun de la magie, et par l’escamotage de la poésie qui caractérisait la première et la rendait bien moins « oubliable ».

Le zèbre volant offrait au joueur un exemple parlant de ce qui fait entre autres le sel d’une partie : les interactions improbables. Que se passe t-il si je joue un enchantement donnant la capacité vol à une créature qui selon toutes les lois de la physique ne devrait pas voler ? Un léviathan marin, par exemple ? Ou un ours des cavernes ? Ou… Un zèbre ? Le fait de matérialiser des ailes rend la chose sensiblement plus « normale » – en outre dans cet exemple précis un démon est une créature que l’on s’attend à voir dotée d’ailes, en particulier membraneuses.
Un autre exemple pour prendre la mesure du problème : la carte Bouleversement de réalité éditée dans Destin reforgé en 2015 devrait, par son simple titre, faire saliver abondamment n’importe quel surréaliste dans l’âme. Quel autre intitulé ouvrirait en puissance un tel boulevard à l’imagination ? En voici pourtant l’illustration.

Un bleuâtre blob, un vortex d’ennui, un champ de force mentholé façon Independance Day, qui pourrait quasiment illustrer n’importe quel éphémère ou rituel bleu à l’heure actuelle. Les mécaniques des deux cartes sont bien sûr différentes, mais sur une thématique assez voisine avouons que le Gauchissement de la réalité, sans être un chef-d’œuvre d’audace, nous emmenait sensiblement plus loin, induisant chez le joueur-spectateur ce sentiment diffus mais déconcertant que les choses ne sont pas tout à fait telles qu’elles devraient être.

Les causes de l’épidémie de shiny sont certainement multiples. Nous pouvons supposer que l’une des plus prégnantes est la facilité. Ce type d’effet, que j’ai pu qualifier de « diarrhée de bisounours » dans un moment d’égarement, permet de figurer sans ambiguïté la nature magique d’un objet ou d’un évènement, dans la mesure où des couleurs fluorescentes ou phosphorescentes sont rarement observées dans notre environnement naturel. A la manière des organismes bioluminescents elles se distinguent nettement du reste ; elles offrent dans le jeu de souligner à peu de frais un élément important, un sort ou un objet magique, avec d’autant plus de facilité que ce rayonnement étrange est fait pour attirer l’œil. Comme la faune des grands fonds, les joueurs de Magic sont donc mesmérisés par des leurres lumineux habilement disposés ; même les terrains ne sont pas épargnés et vidangent à leur tour des constellations scintillantes.

Une autre raison du succès de ces effets brillants est leur exécution aisée, à la fois techniquement et intellectuellement : les outils numériques actuels comme Photoshop facilitent grandement la création de confitures iridescentes. Mais surtout, leur emploi permet d’éviter le recours à d’ingénieux concepts pour figurer un effet magique, en leur préférant des halos chatoyants façon Sailormoon.

L’un des problèmes posés par cet expédient chromatique est sa présence envahissante dans un univers qui empreinte nombre de ses références visuelles aux époques anciennes de notre propre monde, en particulier le Moyen-âge, l’Antiquité et les XVIe, XVIIe et même XVIIIe siècles. Dans Magic, comme plus généralement dans la fantasy, des éléments de ces époques sont mobilisés et ré-agencés, mélangés ou modifiés pour nous proposer un cadre à la fois différent mais crédible, crédible parce que vaguement familier, ses composantes étant connues de tous à travers des objets et représentations du passé : vieux tableaux, enluminures, gravures, châteaux, églises, mobilier ancien, fictions historiques…
Les représentations de fantasy puisent traditionnellement, depuis les « pères fondateurs » du genre, dans ce répertoire commun. La pratique, courante dans Magic à partir de la première extension (1993), d’enrichir cet univers fantastique à l’aide de réinterprétations culturelles non-occidentales, s’inscrit harmonieusement dans la même recherche d’un dépaysement esthétique référentiel.
La science-fiction populaire recoure quant à elle dans sa dimension visuelle à des éléments souvent empruntés à notre époque, eux aussi transformés, extrapolés, magnifiés. Les couleurs acides et saturées appartiennent typiquement à ce répertoire de la modernité, évoquant le néon des enseignes, les débauches de la communication de masse, les affiches publicitaires, les dessins-animés, les écrans de télévision, les graphismes des consoles et ordinateurs, les matériaux industriels comme le plastique. Un vert fluorescent est par exemple relié dans l’imaginaire contemporain aux produits chimiques, aux déchets radioactifs, nimbés d’une phosphorescence malsaine.
Or, l’omniprésence de cette palette très actuelle dans un cadre fantastique concoure à mon sens à dépouiller ce dernier d’une certaine vraisemblance en introduisant des codes visuels que l’on associe plus volontiers à la science-fiction. Le généreux barbouillage de coloris ou d’effets lumineux qui ne seront communs qu’à partir de la seconde moitié du XXe siècle entre en contradiction frontale avec l’environnement exotique et/ou ancien mobilisé par nombre de designs – de même pour certaines tenues et postures trop ouvertement issus des cultures comics ou manga.
Ces artefacts visuels contemporains annulent ou atténuent le dépaysement que s’efforce de susciter la fantasy, qu’il s’agisse de regarder vers le passé ou vers d’autres « ailleurs », car ils rappellent immanquablement les tocs envahissants de notre propre société, en particulier les artifices névrotiques de la communication de masse, du marketing et des jeux vidéo. Leur fonction trop ostentatoire de capteurs d’attention les rend hors de propos dans un contexte originellement médiéval-fantastique, alors que leur présence serait au contraire plausible et compréhensible dans un environnement tourné vers l’anticipation, au sein duquel ces marqueurs de la modernité pourraient même être investis d’une dimension critique.
Concernant spécifiquement les débauches colorées associées au Noir dans le jeu, que nous avions déjà pointé du doigt à la fin de l’article sur la couleur, il est possible de retrouver leur source dans l’usage qu’en fit au siècle dernier la culture de masse américaine. Si à compter de la fin des années 1990 le jeu vidéo constitue à n’en pas douter un catalyseur de ce type de tendance, nous pouvons remonter la piste jusqu’aux grands classiques de Walt Disney : dès 1959, la compagnie associe le violet et le vert, parfois au travers de manifestations phosphorescentes, au personnage de la méchante reine (Maléfique) dans La belle au bois dormant. Ce code couleur sera repris pour bon nombre de personnages malfaisants, depuis la tentaculaire Ursula de La petite sirène jusqu’au docteur-vaudou Facilier dans La princesse et la grenouille, en passant par Scar et ses sbires dans Le roi lion. Notons que ces artifices sont depuis l’origine liés la plupart du temps à l’usage de la sorcellerie.
Nous pouvons ainsi à bon droit parler d’un archétype, mais celui-ci avait été en grande partie épargné à Magic jusqu’au début du millénaire. C’est-à-dire, vraisemblablement, jusqu’au moment où des préoccupations plus commerciales qu’artistiques commandèrent de suivre prudemment les codes-couleurs qui avaient déjà fait leurs preuves auprès du grand public occidental depuis les années 1950. Le goût pour le violet-rose transparaît timidement dans une gamme encore peu chatoyante à partir des Masques de Mercadia (1999) puis s’affirme peu à peu au fil des blocs jusqu’à l’actuelle surcharge, et le vert fluo se lance dans une première offensive d’envergure avec le très artificieux Mirrodin (2003) – quoique plus rare que le germe violet, le vert « radioactif maléfique » réapparaîtra de temps à autres[1].
Il ne s’agit pas de prétendre que toute référence contemporaine devrait être bannie des mondes de la fantasy, à supposer même que la chose soit possible. Les designers et illustrateurs ne peuvent, après tout, se dépouiller entièrement de leur époque, de la société qui les a vu naître et grandir. En fait, un usage sporadique et intelligent de références contemporaines peut contribuer à interpeller le joueur, à nouer un dialogue. Encore et toujours, je ne fais ici que déplorer le caractère convenu et systématique de ces oripeaux contemporains, parfaitement identifiables en tant qu’outils commerciaux, avec une franchise décomplexée qui fait injure aux joueurs que l’on prétend séduire par de si vulgaires appâts.
Le regard qui tue
Prenons un exemple que nous pourrions qualifier de « trope », c’est-à-dire d’archétype ou, en l’occurrence, de stéréotype : les yeux brillants, généralement sans iris ni pupilles. Et par brillants je veux dire incandescents. Ce motif est employé depuis longtemps dans l’art et la littérature, mais il était jadis quasi-exclusivement exploité pour dépeindre des êtres malfaisants – l’infernale Visio Tungdali (ou Tnugdali ou encore Tnudgali) du chevalier Tondale décrit ainsi vers 1148 une bête colossale et monstrueuse aux yeux semblables à deux immenses cierges ou à des « montagnes ardentes »[2].
Aujourd’hui, dans la fantasy grand public, les regards ardents sont partout. Un personnage en colère ? Les yeux s’enflamment. Une créature puissante ? Les voici qui étincellent comme deux ampoules de guirlande lumineuse. Un utilisateur de magie ? Le voilà affublé d’une paire de phares. Une pose qui se veut badass ? Distribution de billes brûlantes comme des soleils. Dans Magic, sans surprise, la couleur des joyaux oculaires est souvent fonction de celle du sort ou du protagoniste. A y regarder de près les yeux « monochromes » sont en fait assez courants dès les premières éditions, mais généralement sans le halo digital luminescent qui y est présentement associé et qui rend le phénomène aussi ostentatoire que redondant.
Comme souvent, cette manie semble avoir été popularisée par les jeux vidéo avant de venir « contaminer » les divertissements non-digitaux les plus perméables. L’univers vidéoludique de Warcraft, une fois de plus, pourrait avoir contribué à fixer et diffuser ce cliché, en même temps que d’autres jeux grand public.
Et les « créatifs » de Wizards of the Coast, responsables des nouvelles commandes graphiques, paraissent bien jouer un rôle dans le maintien de ce trope, puisque la fiche adressée à Magali Villeneuve pour Narset transcendante indiquait entre autre « […] ses yeux luisent d’une lumière mystique bleue-blanche[3]. » La carte est bien sûr affiliée au Bleu et au Blanc, conformément à la sotte codification qui prévaut désormais.

L’idée des yeux-phares est efficace, il faut le reconnaître, d’autant plus quand l’intensité des points lumineux est magnifiée numériquement. Mais la répétition de ce motif indéfiniment finit par lasser. « Tout de même », me direz-vous, « il y a forcément des cas où son utilisation est justifiée, voire inévitable ? Pour illustrer le regard fatal des gorgones, par exemple ? » J’en conviens, certains cas le justifient, et l’effet produit sur le spectateur est parfois très satisfaisant.

Et pourtant. J’aimerais qu’une fois de temps à autre un artiste cherche une alternative à ce procédé, et propose au joueur-spectateur quelque chose de surprenant. L’exemple de la gorgone est parfait pour illustrer cette possibilité. La première de cette espèce éditée pour Magic, intitulée Infernal Medusa, fut livrée par Anson Maddocks – encore lui. Alors que les « yeux-phares » constituaient déjà un motif assez évident pour une créature noire, le jeune illustrateur ne craignit pas de recourir à un artifice visuel légèrement différent. Figurant une belle gorgone bleue sur fond rouge, d’un hiératisme évoquant la statuaire classique, il anime la figure en abritant dans ses yeux deux flammes crépitantes qui jaillissent hors des orbites. Le procédé concoure à l’aspect « infernal » déjà instillé par le titre et le décor de flammes évoquant l’Hadès, tout en transmettant au spectateur l’étincelle de terreur et de mort de ce regard terrible. Evidemment les yeux enflammés sont aussi devenus un sous-trope du « regard brillant » dans les jeux vidéo, mais ce traitement spécifique est exceptionnel dans Magic, et l’était encore plus à l’époque.

A ses débuts le numérique fut occasionnellement employé de façon inventive, aussi longtemps qu’il ne se borna pas à l’application de codes visuels sclérosés. Nous pouvons convoquer ici le Pisteur d’Urborg de l’édition Aquilon illustré par Cliff Nielsen, qui développe le concept jusqu’à faire des yeux du monstre littéralement deux phares matérialisés par des faisceaux d’une lumière froide, transformant le crâne en une sinistre lanterne dans laquelle brûle un enfer intérieur. L’idée évoque un peu la scène irréelle de Ghostbusters II qui voit le restaurateur en chef Janosz Poha, possédé par l’esprit d’un nécromant moldave du XVIe siècle, balayer de son regard lumineux un couloir d’immeuble plongé dans l’obscurité.
Le même Cliff Nielsen proposait pour l’Esprit de la Nuit, créature maléfique d’une grande puissance, une curieuse paire d’yeux dissymétriques, l’un constitué d’une sorte de coquillage spiralé évoquant l’infini (ou la démence), l’autre semblable à un œil de fauve révulsé. Notons que l’usage du numérique n’empêchait nullement Nielsen d’expérimenter, et de se singulariser sur le plan stylistique.
Créativité VS effets cheap
Laissons là nos yeux, si je puis dire, et continuons notre exploration. J’imagine qu’il peut être extrêmement tentant, et pour ainsi dire justifié, de recourir au shiny pour les sorts dont l’effet s’avère par nature assez abstrait, comme dans le cas des interruptions, ou d’une façon générale des cartes censées manipuler l’esprit du joueur adverse. Il est pourtant possible d’exploiter cette difficulté de manière inventive, notamment en employant des métaphores visuelles. Mark Tedin a su parfaitement illustrer les concepts de telles cartes, le plus souvent sans faire jaillir de blobs mauves ou bleus – ce qui ne les rend que plus frappantes :
Mais, me demanderez-vous, qu’est-ce qui dans le nom du sort, dans son fonctionnement ou dans le lore du jeu, pourrait bien justifier que le Mana Drain soit représenté par une sorte de limace de mer alien, plongeant ses appendices dans une indéfinissable masse sombre ? Ou que l’Arrache-pensées soit figuré par une effroyable excroissance en forme de gueule à la langue turgescente jaillissant derrière le crâne de la « victime », qui semble régurgiter des lettres blanchâtres ? Rien, justement. C’est toute la beauté de la chose : il s’agit de pure licence artistique. Mais les illustrations fonctionnent, puisqu’elles évoquent bien – et même puissamment – l’effet de la carte, et Tedin peut donner libre cours à ses lubies organico-surréalistes. Comparons, pour clore le sujet, le vieux Mana Drain de Tedin avec celui édité en 2016 pour les juges de la DCI :
L’un des aspects les plus forts de l’illustration du Mana Drain original résidait dans son irréductible étrangeté, qu’aucune ligne du lore à ma connaissance ne venait expliquer de façon rassurante : nous sommes placés face à une sorte de tique ou de sangsue abyssale, boursouflée de mana, puisant à une source non-identifiée et surtout aucun, aucun sorcier à la familière silhouette ne gesticule dans un coin. Nous n’apercevons pas même une forme vaguement humanoïde à l’horizon – cas relativement rare dans l’histoire des interruptions bleues. Il faut l’admettre, quelques effets lumineux jouant avec la technique de l’aquarelle viennent souligner sobrement l’onirisme de la scène et son caractère benthique, mais ils ne servent pas de prétexte paresseux pour éluder l’imaginaire…
Il convenait donc de sauver les joueurs perturbés par tant d’audace, et de les ramener dans des eaux rassurantes et balisées. C’est chose faite avec ce tirage limité (dernière image ci-dessus) : un sorcier identifié clairement par son habit encapuchonné et son inévitable bâton sacerdotal encaisse sans broncher une gerbe numérique jaune, tout en formant au dessus de sa paume ouverte un magnifique gâteau de mana du meilleur bleu – tout aussi numérique. En observant avec attention son visage, nous y voyons luire deux familières étincelles bleues en guise de regard. Nous voici rassurés : la vraie magie c’est un duel de feux d’artifices, surtout pas des choses bizarres et déconcertantes.
[1]https://tvtropes.org/pmwiki/pmwiki.php/Main/SecondaryColorNemesis↩
[2]FRIEDEL V.-H., MEYER Kuno (éd.), fr. Marcus de Ratisbonne, La vision de Tondale (Tnudgal), Textes français, anglo-normand et irlandais, Paris, Honoré Champion, 1907, p. 14. Cf. https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k9625980h/f46.image.↩
[3]http://www.artofmtg.com/artist-interview-magali-villeneuve/↩