
Du classicisme dans l’illustration
Malgré l’apparente virulence de mon jugement dans l’article qui précède, il est temps d’introduire un peu de nuance. Je n’affirme pas que les illustrateurs actuels de Magic: The Gathering se contentent uniquement de reproduire des formules puisées dans les jeux vidéo grand public, tout en étant ignares en matière d’arts « traditionnels ». Je crois au contraire que ces artistes connaissent leurs classiques. En fait ces derniers doivent s’entendre dans un sens assez littéral : les références et influences anciennes les plus explicites décelables dans les illustrations du jeu, surtout depuis une dizaine d’années, ressortent tendanciellement de la peinture dite académique, néoclassique, souvent celle d’un XIXe siècle antérieur aux impressionnistes voire pré- (ou anti-) Courbet. Une peinture élégante, au naturalisme léché, qui demeure pétrie d’idéal et de révérence pour l’antique. J’entends par là que cette ascendance est beaucoup plus manifeste actuellement que celle des avant-gardes européennes telles qu’incarnées par l’expressionnisme, le cubisme ou les courants impressionnistes, que celle également des cultures antérieures à l’époque moderne, ou encore des arts non occidentaux.

William-Adolphe Bouguereau (1825-1905), dont les beautés lisses furent rageusement fustigées par Huysmans[1], est ainsi très en vue chez les « réalistes » actuels – en vérité plus proches des romantiques et des néoclassiques d’antan –, et se voit notamment cité par Volkan Baga[2], qui s’est vu confié d’innombrables illustrations de cartes depuis une quinzaine d’années. Celui-ci semble aussi prendre pour référence la tradition ancienne des scènes de combat entre saint Georges et le dragon ainsi que celle des portraits équestres du XVIIe jusqu’au XIXe siècle lorsqu’il exécute son Etudiante de la guerre, pour ne citer qu’une seule des pléthoriques illustrations de Baga exhalant un parfum historique.

Mais bien qu’il n’ignore rien des rameaux européens du classicisme, l’art qui orne les cartes Magic à l’heure actuelle se place encore plus directement sous le patronage artistique des écoles du Nouveau Monde. Le Cotopaxi du paysagiste Frederic Edwin Church (1826-1900) inspire ainsi le Lac des hautes terres de Noah Bradley. Au XIXe siècle Church participe à la très pittoresque et bucolique Hudson River School, en vérité mouvement disparate plus qu’école instituée, dont les paysages inspirés des grandes étendues américaines sont magnifiés par l’influence romantique venue d’Europe et par un transcendantalisme nord-américain d’essence chrétienne, qui voit dans les merveilles naturelles la manifestation éclatante du divin. De son côté Chris Rahn réinterprète ouvertement dans la carte Désespoir du naufragé le célèbre tableau Marooned du peintre et illustrateur Howard Pyle (1853-1911), lequel expose de façon poignante la solitude d’un pirate abandonné sur une grève par ses compagnons.
Frederic Edwin Church, Cotopaxi, 1862 (détail)
Howard Pyle, Marooned, 1909 (détail)
Steven Belledin, un autre illustrateur contemporain de notre jeu de cartes, cite lui aussi Pyle parmi ses influences directes, aux côtés de son très productif élève N. C. Wyeth[3]. Pyle et Wyeth sont assez régulièrement mentionnés : la Brandywine School à laquelle ils appartinrent irrigua de son style expressif, ancré dans une historicité flamboyante teintée d’idéalisme, d’innombrables magazines et ouvrages illustrés américains de la première moitié du XXe siècle, et ne fut pas sans influence sur l’élaboration d’un style graphique contemporain pour l’illustration, tous supports confondus. Ces pionniers du graphisme américain ont évidemment une dette, consciente ou non, envers les néoclassiques des deux siècles précédents ; ils s’efforcent pourtant de mettre sur pied un art autonome, propre à leur contrée. Leur descendance sera prospère.
Nombreux sont parmi les contributeurs de Magic les disciples des grands noms de l’illustration américaine – Willian Murai avoue par exemple s’inspirer pour ses personnages féminins des célèbres pin up artists Gil Elvgren, Alberto Vargas et George Petty[4]. Ces derniers suivirent en partie l’exemple de la peinture académique et de ses rénovateurs, qu’il s’agisse de Jean-Dominique Ingres ou du peintre et illustrateur plus tardif mais néoclassicisant Maxfield Parrish – lui-même assez proche de l’incontournable Brandywine School.

Notons la destinée particulière du très académique Bouguereau à cet égard : honni par les avant-gardistes français qui voyaient en lui, avec quelque raison, l’inflexible représentant de la peinture la plus conservatrice, il glissa dans un relatif oubli en France alors même que les Etats-Unis de la seconde moitié du XIXe et du début du XXe siècle lui vouaient un culte[5]. Les illustrateurs de cette période ne furent pas pour rien dans cette popularité, et l’idéalisme candide de ses toiles les plus appréciées résonnait sans doute avec la culture protestante étasunienne de l’époque.
Cet académisme, ou ce classicisme pour mieux dire, n’a rien de nouveau ni de surprenant s’agissant du monde de l’illustration, en particulier dans la tradition américaine. La grande majorité des artistes de Magic, qu’ils soient issus des « beaux-arts » ou (plus souvent peut-être) d’écoles d’arts appliqués (design, illustration, communication graphique, etc.), comme plus généralement les illustrateurs et concept artists employés par l’industrie du divertissement, des jeux vidéo jusqu’à Hollywood en passant par les jeux de société, sont davantage sensibilisés aux arts figuratifs les plus conventionnels.
Il existe à cela d’excellentes raisons, même si l’on s’en tient à un paradigme purement économique : les élèves ayant pour perspective une carrière dans l’illustration ou le design sont précisément entraînés pour plaire au plus grand nombre, pour accrocher rapidement l’œil d’un consommateur potentiel, pour élaborer des mises en scène spectaculaires, pour exécuter des commandes en suivant des principes de clarté et de lisibilité. La place de l’étude des maîtres de la « grande peinture » du XVIIIe jusqu’au début du XXe siècle et de leurs continuateurs est importante dans le cursus artistique des illustrateurs d’hier comme d’aujourd’hui.

Il est donc injuste de reprocher à ceux qui manient le pinceau ou la tablette graphique de ne pas savoir prendre de risques : leur formation ne les a pas préparé à se démarquer des formules les plus archétypales. Ils sont d’abord des exécutants, de très bons exécutants en règle générale. La compagnie les recrute pour cette raison, elle ne souhaite pas autre chose, et elle le leur fait parfaitement comprendre ; comme nous l’avons vu dans tous les articles qui précèdent leur marge de manœuvre créative est mince. Si certains d’entre eux sont loin d’être dépourvus d’imagination et peut-être d’audace, le cadre qui leur est proposé est bien celui de l’illustration standard, au sens contemporain, et ils appliquent donc avec soin les techniques et l’iconographie acquises via l’école et consolidées par l’expérience de leurs précédents contrats. Ils font ce que l’on attend d’eux.
En réalité, je ne crois pas que la formation ou la culture des illustrateurs de Magic au mitan des années 1990 aient été radicalement différentes de celles de maintenant, même si l’influence de la 3D et du jeu vidéo était alors moins prégnante. Jeff A. Menges (actif de 1993 à 1997) semble citer d’abondance le dit Âge d’Or de l’illustration américaine, le même dont Howard Pyle a précisément été le représentant le plus éminent[6].

Le recrutement se fait ainsi dans les rangs de bataillons imprégnés d’une culture picturale assez classique. Mais ce substrat commun ne saurait expliquer à lui seul la désolante monotonie du paysage. Bien que le choix des collaborateurs joue à cet égard un rôle majeur à n’en pas douter, il me semble que la différence entre l’époque des premières années du jeu et la nôtre réside autant dans les mains des artistes sélectionnés que dans l’usage qu’en fait la direction artistique, à travers l’environnement créatif qu’elle propose.
Du mésusage des illustrateurs
Insistons sur ce point : il ne faut pas se frapper de l’omniprésence de la référence « académique » dans l’art de Magic actuellement ; celle-ci est jugée plus accessible au consommateur, moins polarisante, plus immédiatement flatteuse pour le regard, même sans connaissances basiques en histoire de l’art. Et cette inclinaison ne date pas d’hier. Parmi ceux qui usent de media plus traditionnels, de nombreux illustrateurs du jeu à partir de la seconde moitié des années 1990, souvent issus du monde des comics, sont de fervents admirateurs des « réalistes » toutes écoles confondues. Mais à partir de ce fond commun à la grande majorité des illustrateurs de WotC ou d’ailleurs, il était auparavant possible et normal de développer une patte personnelle, en intégrant éventuellement d’autres influences à son art, en le personnalisant, en s’appropriant cet héritage intimidant, en assouplissant ses contours un peu raides.
Concernant la fantasy en général cette tendance est assez bien représentée par l’organisation américaine IX Arts[7], qui met en avant des artistes classés dans l’imaginative realism, comme Donato Giancola, Rob Alexander, Bob Eggleton, Jeff Easley, Omar Rayyan ou Larry Elmore – actifs autrefois sur la licence Magic, notamment. Certains d’entre eux savent concilier maîtrise technique et originalité. De plus en plus, la peinture réaliste fantastique créé ses propres espaces et événements, en réaction au peu d’enthousiasme dont témoigne à son endroit le monde des très conceptuels fine arts. Cela permet entre autres à des individus issus de l’illustration et des arts appliqués de développer des projets personnels, libérés des contraintes de la commande. Si beaucoup de ces œuvres peuvent faire sourire par leur naïveté, leur caractère parfois mièvre ou stéréotypé, les toiles intéressantes existent.

« Dans ce cas quel est le problème ? » vous demanderez-vous peut-être à ce stade. En réalité le phénomène le plus inquiétant à mon sens n’est pas tant l’utilisation, somme toute ancienne, d’artistes formés à l’illustration « classique ». Non, le plus préoccupant est l’exclusion par WotC-Hasbro, au sein même de cette tendance dite réaliste, des artistes aux personnalités les plus affirmées, en particulier (mais pas uniquement) ceux travaillant encore de façon traditionnelle, sans outillage numérique. L’excellent Omar Rayyan (ci-dessus), engagé sur l’extension Vision de l’avenir et sur le bloc Lorwyn en 2007-2008, fut ainsi tristement sous-employé et ne bénéficia récemment que de rarissimes apparitions cantonnées à des cartes alternatives. Pourtant son style, si « traditionnel » soit-il, se prêterait avec bonheur à la mise en scène de mondes fantastiques proposant inventivité et personnalité.
« Mais », me demanderez-vous encore, « si la motivation commerciale de la politique artistique actuelle peut s’entendre, comment expliquer a contrario l’ouverture dont su faire preuve le jeu à ses débuts, sous les directions successives de Jesper Myrfors, Sandra Everingham puis Sue Ann Harkey ? » L’environnement socio-économique de l’époque recèle certainement une bonne partie des réponses. L’équipe artistique réunie par le créateur du jeu Richard Garfield et par le PDG de Wizards of the Coast Peter Adkison en 1993 devait beaucoup aux contraintes de temps, d’argent, et au contexte local. Mais c’est bien cette équipe qui définit les grandes lignes esthétiques de la première décennie, ainsi que primitivement le fonctionnement de la commande artistique.
Nous avons vu dans d’autres articles le rôle de Myrfors, le directeur initial : outre la mise en place de l’esthétique générale des cartes, ce fut lui qui décida de recourir à des illustrations originales pour Magic. Très à l’étroit financièrement, pressé par le temps, ayant pour mission la réalisation de près de 300 pièces originales, il lui fallait trouver rapidement un grand nombre d’illustrateurs aux exigences modestes. Il eut alors l’idée de se tourner vers un vivier d’artistes locaux susceptibles d’être chichement rémunérés et potentiellement intéressés par de telles commandes – les étudiants en art. Or, le jeune Myrfors est alors lui-même l’un de ces étudiants, au Cornish College of the Arts de Seattle. Il n’a donc aucun mal à recruter plusieurs de ses camarades ; certains sont peu familiarisés avec la fantasy, et tous ne se destinent pas à devenir illustrateurs, puisque le Cornish College, de tradition très éclectique, ne forme pas uniquement aux arts appliqués. Ainsi Julie Baroh, après s’être frottée au cursus d’illustratrice, avait rejoint le département des fine arts plus en accord avec son tempérament créatif. Les contingents fournis par l’école comprennent en outre Amy Weber, Sandra Everingham, Cornelius Brudi, Andi Rusu, Anson Maddocks et Drew Tucker – ces deux derniers ayant déjà quitté le Cornish au moment où Myrfors lance cette commande fondatrice[8].
Anson Maddocks, 1993 Julie Baroh, n.d.
Je me suis parfois demandé, à titre purement spéculatif, si un peu de l’ « ADN » de l’école ne s’était pas transmis dans l’organisation des toutes premières années du département artistique : on y retrouve une émulation, une transversalité et une forme d’encouragement à la diversité des formes d’expression qui n’est pas sans faire écho aux principes fondateurs de cette institution[9]. En outre, la présence d’élèves sensibilisés à l’art contemporain plutôt qu’aux seuls arts appliqués dans ce groupe séminal a très certainement joué un rôle, également, dans l’hétérogénéité initiale – ainsi sans nul doute que le jeune âge de la plupart des participants à l’aventure, encore à la recherche de leur orientation artistique et professionnelle.

Malgré les visées incontestablement commerciales du projet, les contraintes économiques d’alors permirent de réunir des individus dont les points communs étaient simplement la jeunesse, une situation de précarité financière et un intérêt pour les arts graphiques. Chacun restait libre d’exprimer son goût pour les compositions classiques, pour les illustrateurs de l’âge d’or américain, ou pour une approche plus avant-gardiste. Cette situation signifiait aussi qu’à ce stade primaire le jeu ne pouvait attirer l’attention des grands « faiseurs d’argent » et autres professionnels du marketing, agents par excellence du nivellement capitaliste. Concurremment à la personnalité de Myrfors et à l’ambition artistique d’individus un peu plus aguerris comme Mark Tedin et Anson Maddocks, l’enthousiasme naïf de cet équipage dépareillé ne pouvait pas livrer un résultat lisse ou consensuel. Le produit fut brut, plein d’aspérités et d’inattendu.
Un art en rupture ?
Car il faut le rappeler, l’art des cartes Magic tel qu’il fut créé en 1993 ne dénote pas uniquement vis-à-vis des standards de la fantasy et du divertissement tels que nous les connaissons aujourd’hui ; sous certains aspects il se singularisait à son époque. Pour commencer, un ouvrage imprimé pour un jeu de rôle ou de plateau était souvent illustré par un, deux ou trois artistes seulement, ce qui ne manquait pas de conférer au contenu graphique une unité confinant à la redondance, celle-ci étant renforcée par l’usage presque systématique d’une iconographie déjà codifiée. La quantité d’illustrations secondaires commandées pour un ouvrage spécifique (livre de règles ou bestiaire, par exemple) encourageait en outre un style simple et stéréotypé, l’artiste étant soumis à des délais d’exécution extrêmement « comprimés ».

La plupart des pages étaient imprimées en noir et blanc pour des raisons d’économies et de gain de temps, ce qui ne manquait pas de limiter encore davantage les possibilités créatives – en 1989 le Player’s Handbook de la seconde édition de Donjons et Dragons comportait 256 pages, toutes imprimées uniquement en bleu et noir sur fond blanc[10]. Même le premier volume du Monstrous Compendium produit à la même époque et référençant les ennemis du jeu se contentait de livrer 144 fiches en noir et blanc (ainsi que quelques écrans cartonnés en couleur), chacune accompagnée d’une pièce exécutée par le même illustrateur « maison », Jim Holloway. Les rares œuvres plus travaillées et colorisées étaient principalement réservées aux couvertures et aux boîtes.
Il serait erroné de prétendre que ces produits n’avaient connus aucune amélioration en termes de contenu visuel depuis leur genèse dans les années 1970 : lentement mais sûrement, une nouvelle génération d’illustrateurs professionnels s’était mise sur les rangs, et les exigences des éditeurs étaient incomparablement supérieures à celles des premiers « temps héroïques », avec l’arrivée d’artistes tels Larry Elmore, puis Jeff Easley ou Tony DiTerlizzi – tous trois officieront pour Magic quelques années plus tard. Mais les prises de risque étaient rares, et les illustrateurs en mesure de faire carrière dans le champ de la fantasy ludique n’étaient encore qu’une poignée – une situation marginale très éloignée de celle que nous connaissons actuellement, la carrière de concept artist ou d’illustrateur pour l’industrie du divertissement n’ayant plus rien désormais d’un projet saugrenu à la sortie d’une école d’art ou de design.
En définitive les innovations introduites par Magic résidèrent surtout dans la quantité d’illustrations couleurs nécessaires, dans leur variété et dans l’originalité de bon nombre d’entre elles au regard des poncifs du genre. La possibilité d’imprimer à prix modique un set complet de cartes en couleurs d’une qualité acceptable devait beaucoup bien sûr aux progrès technologiques, ce qui en retour encouragea la diversité artistique. Sans conteste, l’édition Alpha introduisit son lot de dragons écailleux et de trolls verdâtres, respectant souvent les conventions visuelles associées à ces créatures iconiques. Mais nombre de sorts, en particulier les plus « abstraits », prenaient à contrepied les stéréotypes héroïco-fantastiques, et même certaines créatures classiques déviaient nettement de leur image d’Epinal – comme les Elfes de Llanowar déjà décrits. Cette approche hétérodoxe, dont nous avons vu les causes et les conditions, est assumée par le directeur Myrfors dans ses témoignages ; l’idée était semble t-il d’utiliser l’art pour se distinguer encore plus des franchises de fantasy bien installées, ce qui justifiait entre autres le pari de recourir à des artistes originaux plutôt qu’à du stock art produit pour d’autres ouvrages, albums ou jeux, comme il en fut un temps question.
Ainsi ne serait-il guère judicieux de tenir les premières éditions de 1993-1994 pour des productions absolument typiques d’une époque, mêmes si elles n’échappent pas à certains marqueurs de leur temps. Elles ouvrirent un chemin en renouvelant considérablement l’iconographie et en amenant une diversité de styles et d’interprétations qui ne manquèrent sans doute pas d’influencer d’autres produits, à commencer par les nombreux jeux de cartes à collectionner qui virent le jour dans le sillage du pionnier, mais aussi divers jeux de rôle et de plateau. Malgré la mise en coupe réglée de Magic en fonction de critères commerciaux, l’impulsion initiale irrigua encore pendant bien des années sa conception graphique, conservant notamment une certaine disparité de styles, jusqu’à ce que la raison économique vienne finalement à bout des dernières libertés significatives, quelque part au crépuscule des années 2000.
Des artistes enfin disciplinés
Concernant les récents collaborateurs de WotC, certains me reprocheront sans doute des attaques ad hominem, salissant qui plus est des individus réputés extrêmement compétents dans leur domaine. Mon but n’est pourtant pas de m’en prendre à des artistes gratuitement – je ne critique par ailleurs que certains aspects de leur travail, non les personnes elles-mêmes. Il m’a semblé nécessaire de m’appuyer dans le précédent article sur des exemples précis, en mesure d’éclairer les modalités actuelles du recrutement et des commandes d’illustrations pour Magic, et surtout de cerner le « modèle standard » d’une carrière d’illustrateur de haut niveau. Mais ne nous méprenons pas : je ne cherche pas tant à pointer la responsabilité des artistes que celle des décisionnaires. Le recrutement ne se fait pas au hasard, et d’autre part il est évident – encore une fois – que la marge de manœuvre des illustrateurs est terriblement réduite par les attentes de leurs commanditaires ; d’ailleurs les travaux personnels des artistes embauchés sont souvent beaucoup plus intéressants que leurs commandes de fantasy franchisée.
Une réflexion livrée par Willian Murai à Casualhörnan est révélatrice du rapport des artistes aux commandes actuellement exécutées pour Magic, et sans doute plus généralement au travail d’illustrateur dans l’industrie du divertissement : « Quand je travaille pour Magic, je suis attentif au fait de raconter l’histoire de la carte de la meilleure façon possible, et à ne pas exprimer mes sentiments et croyances me concernant[11]. Vous pouvez trouver ce genre de choses dans mon art personnel, qui reflète davantage ma personnalité artistique. » La dichotomie entre d’une part l’activité d’illustration, définie comme nécessairement impersonnelle car au service de l’histoire (donc de la licence), et d’autre part un art introspectif dans lequel l’artiste projette sa personnalité, est formulée ici explicitement. Elle répond sans nul doute au dogme anti-créatif diffusé par l’industrie, intégré par les illustrateurs comme une nécessité intrinsèque du métier.
Willian Murai, Battlewise Hoplite, Theros, digital Willian Murai, Abalone, projet personnel, encre sur papier (source : willmurai.com)
La suite de l’interview avec Murai est tout aussi éclairante : « Tout est permis en art[12]. L’art est connecté à la vision d’un artiste et à sa personnalité et concerne l’expression intérieure de son moi. L’illustration, c’est un peu différent. L’illustration doit raconter des histoires et communiquer une idée ou un concept au spectateur. Si l’humour ajoute quelque chose à la valeur de l’histoire et, conséquemment, au produit ou au projet, alors il est précieux. Sinon, il ne devrait pas être présent. L’illustration, malgré sa mise à contribution de diverses fondations artistiques, intègre de nombreux aspects de la pensée du design en matière de résolution de problèmes. »
Cette vision cantonne l’illustration à un utilitarisme strict, empruntant son langage à la communication graphique dans une acception commerciale. Issu d’une école de design, engagé successivement par plusieurs grandes compagnies, Murai rejette l’expression (individuelle) hors du champ de l’illustration, celle-ci se voyant réduite à l’application d’un ensemble de techniques de séduction au service d’un but mercantile. L’expression « résolution de problèmes » n’est pas aussi neutre qu’il y paraît, elle trahit une approche typique de la communication graphique contemporaine, partie intégrante du merchandising – nous la retrouvions déjà dans un tweet du responsable créatif Kelly Digges en date du 21 novembre 2018[13], mais aussi sur le site de la directrice artistique Cynthia Sheppard dans son dernier post le 13 mai 2017[14].

Le « problème » sous-jacent dont il est question n’est pas, par exemple, « comment créer un art original, frappant, varié ? » ; non, le problème ici évoqué se résume à : « comment atteindre le plus grand nombre possible de consommateurs à travers le monde ? » La qualité de la relation au joueur, l’idée que l’art du jeu pourrait lui apporter quelque chose qui lui manque, un point de vue nouveau, à travers une relation d’individu à individu, d’une subjectivité à une autre, est écartée au profit d’un rapport quantitatif aux consommateurs potentiels. De plus en plus, Magic aspire à toucher n’importe quel public, à n’importe quel prix. Dans cette perspective la créativité est une variable trop incertaine, qu’il convient d’aplanir, de minorer, de réprimer. Cette stratégie est à l’œuvre à l’échelle de la compagnie dans son ensemble et de ses différents services, mais elle se répercute sur les illustrateurs et sur la façon dont ils envisagent leur métier ; certains semblent avoir intégré comme une véritable doxa ce qui n’est en définitive qu’une injonction commerciale.
Le principe, nous l’avons compris, est de rationaliser l’usage des arts graphiques pour en faire un outil de persuasion optimal, conçu pour toucher le plus grand nombre possible d’individus et influer sur leurs décisions – particulièrement en matière d’achat. Cette approche s’inspire largement des méthodes de propagande mises au point au long du XXe siècle, employées tant par des régimes politiques variés que par les grandes industries capitalistes. Le design thinking (ou conception créative) est un processus itératif, c’est-à-dire procédant par essais successifs, centré sur les attentes du consommateur. Après avoir identifié la cible – WotC écarte probablement dans une large mesure les ménagères de plus de 60 ans, pour l’instant du moins – le designer doit mettre au jour ses « besoins », et tester différentes solutions répondant à ces attentes supposées jusqu’à déterminer la plus efficiente, celle qui sera mise en place à l’issue du processus.

Si la démarche peut sembler de prime abord louable en sus d’être efficace, elle a pour conséquence de n’offrir à terme que des « solutions » pour l’essentiel prévisibles, découlant d’un état donné de la culture de masse en se basant sur la répétition-réinterprétation prudente de lieux communs. En d’autres termes, le design thinking implique ici de renoncer en grande partie à surprendre le spectateur, à changer son regard sur tel ou tel concept de fantasy, ou sur l’art plus généralement. Car le risque serait alors de provoquer un rejet, de perdre un client potentiel. Il s’agit donc d’anticiper les désirs et les attentes pour induire une réponse globalement positive, au lieu de provoquer le trouble, le doute, la réflexion, préludes à de potentiels changements.
En cela les solutions proposées considèrent la relation entre illustrateur et spectateur comme étant le décalque de celle du vendeur au client, et rejettent comme sous-optimale toute tentative de fonder cette relation sur la provocation, le mystère, la perte de repères, ou bien l’appel à des sensibilités différentes d’un individu à l’autre ; ces solutions ne s’adressent ainsi qu’à une masse, la « cible », ici très large, dont il s’agit de mettre au jour les seuls dénominateurs communs afin de les exploiter. Et, en un mouvement circulaire, la cible à son tour se trouve confortée dans ses goûts et ses aspirations visuelles, qui tendent à épouser les modèles uniformément proposés.
Suivant ces préceptes Murai n’envisage pas que l’expression individuelle puisse apporter une plus-value, fut-ce économiquement, au résultat produit ; elle n’est au mieux qu’un « ego-trip » existentialiste cantonné au domaine personnel de l’artiste. Pour être franc je ne prétends pas le contraire : d’un point de vue strictement économique, au sens de la maximisation du seul bénéfice de l’employeur et des actionnaires, la méthode qu’il défend est probablement la moins risquée, donc la plus rentable. Du point de vue de la création d’une relation esthétique forte entre le joueur-spectateur et l’illustrateur, elle ne peut qu’engendrer des déserts glacés.
Ce qui me dérange le plus dans le discours de Willian Murai reste le fait que ses affirmations semblent vouloir élever un mur entre l’art et l’illustration. Rappelons qu’en littérature des artistes à la personnalité bien trempée livrent depuis fort longtemps des illustrations audacieuses, qui firent parfois scandale – pour entrevoir la richesse de ce paysage artistique, je vous suggère une déambulation sur le site 50 Watts ou encore, sur un versant plus spécifiquement fantastique, le fameux Monster Brains. Evidemment, les styles graphiques sont aussi le fruit d’une époque, d’une société, d’un milieu. Mais les plus ingénieux savent jouer avec les codes de leur temps, les transgresser et les détourner pour créer l’inattendu. Le degré d’expression artistique personnelle dont peut se prévaloir une illustration n’est en définitive déterminée que par la volonté de l’auteur et/ou de l’éditeur, à travers la relation établie avec l’artiste-illustrateur. Bien sûr l’emploi d’un style très personnel risque de ne pas rencontrer le suffrage d’une portion maximale de la population. C’est là que le bât blesse, nous l’avons bien saisi.
Aubrey Beardsley, La jupe-paon, in Salomé (Oscar Wilde), 1893

Nous nous heurtons à nouveau, inévitablement, au paradigme économique. Magic a fait le choix il y a bien longtemps d’occuper un marché de masse. Sans doute la question ne s’est-elle pas vraiment posée, dans un environnement largement dominé par un capitalisme libéral débridé, dont l’imaginaire était dès le départ structuré par le fantasme du self-made man et de la petite start-up partant à l’assaut du marché mondial. Nous remarquons dès 1994, un an à peine après le démarrage en trombe de MtG, l’apparition de figurines et de comics au contenu dispensable et à la qualité douteuse, progéniture le plus souvent dégénérée du jeu de cartes ; dès lors les projets s’amoncèlent autour d’un film, d’un jeu vidéo, d’un RPG sur papier… Le ver était dans le fruit, certes. Toutefois cette diversification commerciale n’eut pas immédiatement d’effet profond sur les cartes elles-mêmes.
Certains aimeraient nous expliquer que le jeu n’aurait pu acquérir son statut de divertissement internationalement populaire sans les ajustements esthétiques dénoncés dans ces articles. Il est permis d’en douter. L’appauvrissement visuel véritable du jeu s’est joué comme nous l’avons vu à partir de 1997-1998, à une époque où Magic était déjà bien distribué sur plusieurs continents. Les ventes des années 1993 à 1996 ont connu globalement une hausse considérable, hormis quelques accidents de parcours. La question déterminante n’a pas été la survie du jeu. Celle-ci était acquise lorsque les décisions esthétiques les plus déplorables ont été prises. La question centrale a toujours été celle de l’augmentation indéfinie des ventes, donc des marges bénéficiaires, au moyen des procédés que nous avons évoqués – un constat qui n’est pas d’une grande nouveauté, je dois le reconnaître.
Rappelons-nous pourtant que le succès initial reposa en bonne partie sur l’art, comme en témoignent les souvenirs innombrables semés sur la toile par les joueurs de la première heure, et ce malgré le caractère approximatif de certaines illustrations et le manque d’homogénéité dénoncé depuis par certains. « Nostalgie ! » nous assène-t’on. Soit, mais pour que cette nostalgie persiste elle doit avoir pour solides fondations des souvenirs heureux : la majorité des joueurs n’étaient sans doute ni drogués, ni manipulés lorsqu’ils achetèrent leurs premières cartes. Fallait-il selon moi préserver l’amateurisme d’Alpha ? Probablement pas ; je pense que l’équilibre idéal se trouve quelque part entre la puissance immersive teintée de dilettantisme de The Dark et un professionnalisme encore ouvert à la diversité graphique, tel que représenté par le bloc Mirage. Mais qu’importe. Il est bien tard pour espérer encore la renaissance d’une politique artistique digne de ce nom.
[1]Joris-Karl Huysmans écrit ainsi en 1883 dans la revue L’Art moderne, à propos de La Naissance de Vénus exposée au Salon de 1879 : « Il me faut bien, hélas ! Commencer par l’œuvre de M. Bouguereau. M. Gérôme avait rénové déjà le glacial ivoire de Wilhem Miéris, M. Bouguereau a fait pis. De concert avec M. Cabanel, il a inventé la peinture gazeuse, la pièce soufflée. Ce n’est même plus de la porcelaine, c’est du léché flasque ; c’est je ne sais quoi, quelque chose comme de la chair molle de poulpe. La naissance de Vénus, étalée sur la cimaise d’une salle, est une pauvreté qui n’a pas de nom. »↩
[2]https://www.channelfireball.com/all-strategy/articles/when-magic-art-imitates-life/↩
[3]Rhystic Studies sur Steven Belledin, 1’25’’, https://www.youtube.com/watch?v=KpzdCfJ3d_s↩
[4]http://www.artofmtg.com/artist-interview-willian-murai/↩
[5]L’exposition du Milwaukee Art Museum du 15 février au 12 mai 2019 sobrement intitulée Bougereau & America, pris pour thème cette réception de W.-A. Bouguereau outre-Atlantique, https://mam.org/exhibitions/details/bouguereau-and-america.php.↩
[6]https://www.coolstuffinc.com/a/jamesarnold-101614-art-heroes-jeff-menges↩
[8]CHALK Titus, Generation Decks: The Unofficial History of Gaming Phenomenon Magic: The Gathering, Oxford, Solaris, 2017.↩
[9]Celle qui fonda l’école en 1914, Nellie Cornish, s’intéressa à plusieurs méthodes pédagogiques progressistes : originellement à la pédagogie Montessori, se fixant pour objectif l’épanouissement et l’autonomisation de l’enfant et du jeune adulte, puis l’éducation musicale théorisée par Calvin Brainerd Cady, qui enseigna au Cornish College. Aujourd’hui encore, l’école propose des filières artistiques diversifiées, allant du théâtre à la peinture, en passant par la danse.↩
[10]https://index.rpg.net/display-entry.phtml?mainid=871↩
[11]« When I am working on MtG, I am more concentrated on telling the story of the card in the best way possible, not to express my feelings and beliefs about myself. This kind of thing you can find in my personal art, which reflects more of my artistic personality. » http://casualhornan.blogspot.com/2014/02/interview-with-willian-murai.html↩
[12]« Everything is allowed in art. It is connected to the artist vision and personality and is about the inner expression of the artist self. Illustration is a little different. Illustration is about telling stories and communicating an idea or concept to the viewer. If humor adds value to the story and, consequently, to the product or project, then it is valuable. If not, then it shouldn’t be there. Illustration, besides using many artistic foundations, has many aspects of the design thinking of solving problems. »↩
[13]https://twitter.com/kellydigges/status/1065290256432345089↩