
L’assèchement de la diversité
Si le polissage visuel de Magic : L’Assemblée s’est fait sans nul doute de façon graduelle et avec quelques hésitations, nous pouvons tout de même relever un nouveau fléchissement de la diversité artistique après le bloc Lorwyn, soit approximativement à partir du bloc Eclats d’Alara. En 2008, Sombrelande est par exemple la dernière extension intégrant Rebecca Guay, Drew Tucker, Jeff Miracola ou Quinton Hoover, dont les styles sont très éloignés des standards actuels – encore s’agissait-il d’un revival momentané dans certains cas, puisque des illustrateurs comme Hoover et Tucker ont connu un hiatus de plusieurs années dans leur carrière pour Magic, avant d’être recontactés à l’occasion de la sortie de Time Spiral en 2006.
Concernant Guay, une première mise à l’écart en 2003 s’était soldée par un début de scandale après qu’elle se soit vue signifiée le non-renouvellement de son contrat pour l’extension à venir, Legions. R. Guay affirmait alors que le directeur artistique Jeremy Cranford considérait son travail comme « trop féminin pour sa vision du jeu[1]. » L’illustratrice ne travailla pas sur cette édition ni sur les suivantes mais fut reprise plus tard, et la situation s’apaisa. Deux cartes éditées dans l’extension humoristique Unhinged commémorent l’incident (ci-dessous). Que l’affaire soit révélatrice d’un élan sexiste ou qu’elle ait résultée d’un malentendu comme l’ont ensuite affirmé les protagonistes, elle semble en tout cas offrir une énième confirmation que la politique artistique était dans cette première moitié des années 2000 déjà beaucoup plus dirigiste et sélective qu’auparavant.
Incidemment, la « vision » gonflée aux hormones offerte par Legions fut l’une des raisons de ma propre rupture avec Magic vers la même période. Les illustrations de la première moitié des années 2000 regardaient en effet davantage en direction de l’esthétique des shōnen et comics, avec un résultat que je trouvais déjà trop impersonnel et « mainstream » dans le contexte de ce jeu. Je dois toutefois reconnaître que le dernier bloc élaboré partiellement sous la direction de Cranford, celui de Time Spiral, contribua à m’en rapprocher à nouveau[2], ce qui montre que le directeur artistique n’est probablement pas l’unique timonier du navire ; du moins que son cap peut être sujet à d’importantes variations au gré des éditions. A l’inverse son successeur, Jeremy Jarvis, qui semblait avoir contribué à un tangible regain de variété entre 2006 et 2008, est aussi celui qui supervisera un « retour à l’ordre » encore plus sévère dans les années 2010 et jusqu’à aujourd’hui.

Globalement, la plupart des artistes embauchés dans les années 1990 – et une majorité de ceux arrivés au début des années 2000 – cessèrent leur activité pour WotC entre 2004 et 2008 (une première vague de « départs » est cependant décelable de 1995 à 1998) : Kaja Foglio, Dan Frazier, Daniel Gelon, Quinton Hoover, Anson Maddocks, Christopher Rush, Brian Snøddy, Drew Tucker, Tom Wänerstrand, Liz Danforth, Heather Hudson, Richard Kane Ferguson… Les plus persistants étant les « paysagistes », John Avon et Rob Alexander, en activité il y a peu, ou encore Mark Poole, responsable des îles de la première édition et de quelques autres cartes iconiques. Notons néanmoins que même des illustrateurs très populaires comme Mark Tedin, Ron Spencer et Pete Venters n’ont pas franchi le tournant des années 2010.
Bien sûr, il est probable que de multiples raisons se cachent derrière les statistiques, mettant en jeu dans certains cas la volonté des artistes eux-mêmes[3]. En outre, il est difficile de parler de licenciement puisque tous ces illustrateurs travaillent en freelance ; ils ne se voient simplement plus proposer de nouveaux contrats. Mais la disparition quasi-totale au seuil des années 2010 de tous les artistes « historiques » embauchés de 1993 à 2000 semble bien traduire une volonté de renouveler entièrement le pool artistique, vraisemblablement pour l’adapter aux nouvelles orientations graphiques projetées par WotC. Certains anciens illustrateurs sembleraient d’ailleurs plutôt enclins à travailler à nouveau pour Magic si l’occasion leur en était donnée, laissant entendre qu’ils ne sont pas à l’origine de la décision de cesser cette collaboration[4].
Les iconoclastes
La presque disparition des styles non-naturalistes dans Magic est un autre avatar des temps actuels, et les tenants de ce courant furent parmi les premiers à être “débarqués” par WotC. Soyons honnêtes : j’ai longtemps méprisé ces cartes. De mes 12 à mes 18 ans révolus, elles suscitèrent le plus souvent moqueries et moues dégoûtées dans ma petite bande de joueurs. Pourtant certaines de ces illustrations recelaient un mystère étrangement évocateur.
L’un des artistes les moins consensuels de cette ère était Drew Tucker – au temps de mon adolescence dédaigneuse, ses œuvres nous évoquaient coliques et remontées bilieuses. L’homme était connu pour un style de peinture à l’eau assez brut et avare de détails, malmenant fréquemment le sujet, prenant des libertés sauvages avec le cadrage, le paysage, l’angle de vue, la perspective. Ses illustrations les plus extrêmes, telles Ashes to Ashes ou Night Soil, flirtent avec l’abstraction totale. Night Soil est probablement l’une des illustrations les plus détestées par les joueurs – Drew Tucker admettant lui-même la légitimité de certaines de ces critiques[5]…
Son approche artistique a été profondément influencée par l’un de ses professeurs d’illustration, Marshall Arisman (auteur de la couverture du célèbre roman American Psycho de Bret Easton Ellis, ci-dessous), qui encourageait le rapprochement entre beaux-arts – au sens contemporain – et illustration[6]. Il est possible en outre de subodorer une certaine affinité stylistique entre le maître et l’élève, dont l’utilisation d’un non-finito expressionniste au service d’une ambiance fréquemment sombre ou menaçante.

Dans les pièces de Tucker les plus réussies à mon sens, l’aspect brouillé et fumeux de la peinture transfigure le sujet, comme dans ce Repentant Blacksmith d’atmosphère presque « turnerienne », dont les tâches d’aquarelle orangées reflètent les fumées et la lueur rougeoyante de la fournaise, évoquant également le tremblement de l’air surchauffé et l’aspect liquide du métal en fusion.
Dans Dandân, l’énorme poisson nous est suggéré dans une vue aérienne en plongée, à peine visible par transparence sous la surface noire d’une étendue aquatique où semblent dériver deux barques vides d’occupants. Le fait de montrer deux objets secondaires au premier plan, dans des tons beaucoup plus clairs, tout en reléguant le sujet principal à l’arrière-plan, est un procédé inhabituel propre à susciter la terreur d’un danger latent, à l’affût, dont l’ampleur véritable nous demeure dissimulée, sa nature mortelle suggérée par l’échelle des embarcations et l’absence des rameurs. L’atmosphère tranquille, presque bucolique, est contredite par un péril à peine esquissé, créant une inquiétude, une tension beaucoup plus vive que ne l’aurait fait une scène d’attaque.
Angry Mob (Foule en colère) est un autre exemple de cette volonté d’échapper aux canons de la peinture « académique » : nous contemplons une rue en plongée, comme vue depuis les toits. La palette sombre de ces derniers, les ombres profondes et le petit carré de ciel bleu nuit en haut à droite induisent une ambiance nocturne. Les bâtiments monolithiques, aux perspectives légèrement distordues, occupent les trois-quarts de la scène. Une minuscule silhouette noire pantelante se détache nettement du reste, au bas de la rue. La foule dont il est question n’est matérialisée que par des tâches sombres indistinctes mêlées à une juxtaposition de projections jaunes, dont le titre de la carte autorise à supposer qu’il s’agit de torches, poursuivant la silhouette solitaire.


Rarement dans l’art de Magic le sujet aura été à ce point réduit à une évocation ; au point que les maisons cyclopéennes paraissent le véritable thème de l’image. Ce sont elles qui menacent de leur silhouette oppressante le fugitif ; elles se font complices de la foule lyncheuse, spectatrices et gardiennes de la sinistre corrida qui se déroule à leurs pieds. Les perspectives incertaines, l’exagération des échelles et le traitement de la foule prédatrice convoquent l’expressionnisme allemand des années 1910-1920, qui portait sur les villes et leurs occupants un regard dénué de tendresse.

Comme dans certaines toiles de la Nouvelle Objectivité, l’impression qui se dégage de l’illustration est celle d’un mauvais rêve, et nous touchons là un autre point de divergence avec la politique artistique la plus courante pour ce jeu : la carte dont il est question est blanche, couleur du « Bien » par excellence ; hors la scène nous montre ce qui ressemble à une foule indistincte, déshumanisée, pourchassant un personnage seul dans les rues d’une cité cauchemardesque.
La peinture de Tucker semble donc nous inviter à réfléchir à l’ambiguïté de cette notion de Bien, puisque rien ne permet au spectateur de s’identifier à la foule vengeresse – au contraire, la seule figure individualisée est celle de « l’ennemi » présumé : vampire, goule ou nécromant peu importe, celle-ci ne dévoile aucun attribut menaçant et nous ignorons quel fut son crime ; elle n’est identifiée que par son statut apparent de victime expiatoire. Il est vrai que l’illustration a été exécutée pour l’extension The Dark, qui présente un corpus de cartes blanches (et non-blanches) de tonalité particulièrement sombre et ambivalente[7].
Considérons maintenant une autre artiste parfois jugée problématique par les joueurs, Amy Weber. Son style coloré, reposant sur des volumes simples, géométriques, et un trait naïf, a engendré des pièces très discutables comme le tristement célèbre Prisme, qui ressemble à s’y méprendre à l’œuvre d’un collégien paresseux.

Malgré tout ces illustrations singulières participent de la diversité qui fonde le charme des premières éditions et, si l’on prend la peine de se pencher sur sa production, certaines d’entre elles fonctionnent à merveille, en bonne synergie avec l’esprit du sort qu’elles représentent. Nul besoin d’un trait réaliste ni d’une technique sophistiquée pour composer l’étrangeté d’une Time Walk : les personnages, squelettes encore partiellement revêtus de matière et aux faces constituées de cadrans d’horloges, sont comme suspendus dans un état indécis entre vie et mort ; ils se tiennent dans un paysage presque lunaire, seulement ponctué d’éléments coniques incompréhensibles (des cadrants solaires sous un ciel nocturne ?) menant à une lointaine structure mégalithique. L’aspect lisse, schématique, participe de l’ambiance onirique – voire surréaliste – de la scène, transmettant un peu la même angoisse diffuse que les paysages inhumains peints par Giorgio de Chirico. Les horloges rappellent bien sûr quant à elles certaines obsessions de Salvador Dali.
J’entends d’ici les cris d’orfraie du connaisseur piqué au gras de ses convictions. Attention : je n’affirme pas que les petites pièces amusantes et naïves d’Amy Weber sont comparables aux œuvres de Dali et De Chirico ; j’essaie seulement de montrer ce qu’elles peuvent avoir à leur très humble niveau d’évocateur et de différent, comparées aux standards de la fantasy d’hier ou d’aujourd’hui, dans la mesure où elles s’écartent sans pudeur de ce type de référence, voire les ignore superbement au profit d’une nourriture exotique.

Dans Steal Artifact la simplicité de l’œuvre, dépeignant une silhouette indistincte qui s’empare d’une statuette étrangement luminescente dans un décor peu rassurant, se conjugue avec l’apparence fruste des statues entourant l’autel, donnant à l’illustration une dimension primitive saugrenue qui concoure à l’atmosphère anxiogène. Les œuvres un peu plus tardives d’Amy Weber, à partir de l’édition Antiquities, délaissent de plus en plus la perspective et les figures au profit d’étranges miniatures plates et colorées, semblables à des schémas de mécanismes impossibles – l’artiste a été inspirée entre autres par les plans minutieux de Léonard de Vinci, ce qui est manifeste dans le cas de la créature-artefact Urza’s Avenger[8].
Étonnamment, son interprétation enfantine et bariolée de l’Excavateur Soldevi ne m’a jamais révulsée comme elle l’aurait dû, malgré l’aspect « fête foraine » de la machine. L’engin est supposé faire remonter à la surface des merveilles enfouies, à la façon dont les fouilleurs du XVIIIe et du XIXe siècle creusaient la gangue volcanique qui scellait les cités antiques de Pompéi et Herculanum pour en arracher les richesses – si les archéologues avaient eu recours à une machinerie steampunk conçue par des hippies sous acide. Nulle autre que Weber n’aurait osé, probablement, figurer d’une telle façon ce curieux artefact de côté, quasiment sans perspective, forant dans une vue en coupe ce qui ressemble davantage à un tas de sable qu’à une montagne, surmonté d’un ensemble hétéroclite d’appareils incompréhensibles aux couleurs vives. J’apprécie pourtant cet aspect miniaturiste et l’hermétisme de la représentation, suggérant des sociétés anciennes absurdement complexes et ésotériques ; comme si l’excavateur lui-même était une machine conçue dans une autre dimension, un autre temps.

Un artiste aux productions également insolites est le très controversé Harold McNeill. Ses peintures à l’aérographe comptent parmi les plus abstraites jamais réalisées pour Magic. Formes fantomatiques, silhouettes inquiétantes noyées dans la brume, volutes organiques et paysages de cauchemar, l’art expressionniste de McNeill ne s’embarrasse guère de consensus. Ses illustrations s’intègrent néanmoins parfaitement aux cartes, évoquant les hiéroglyphes de civilisations antiques et terribles.
Ses obsessions pour les mythes de Lovecraft, le satanisme ou l’occultisme d’Aleister Crowley transparaissent dans toutes ses toiles, nous révélant une autre approche du concept de magie : sa Bibliothèque sylvestre, au lieu de recourir à des archétypes forestiers pittoresques comme l’auraient fait la plupart des illustrateurs, nous donne à voir un monument littéralement cyclopéen émergeant en lisière d’une sombre forêt, monstre végétal torturé tenant de l’abomination cthulhienne. Face à lui nous apercevons trois minuscules silhouettes aux ombres longues, comme en prière, se préparant peut-être à quelque sacrifice impie pour obtenir le savoir interdit d’une divinité sauvage, inaccessible à toute pitié.
La dimension sulfureuse de l’artiste ne se limite pas, hélas, à ses illustrations pour Magic, ni même aux portes de son atelier, puisque McNeill semble nourrir une passion sincère pour le style, l’iconographie et, manifestement, l’idéologie national-socialiste[9]. Cela ne transparaît pas dans ses œuvres destinées au jeu (encore qu’une carte baptisée Invoke Prejudice fasse parfois débat), mais certaines de ses autres productions sont plus troublantes à ce titre. Il est cependant difficile de savoir si WotC a décidé de faire cesser la collaboration (sans mauvais jeu de mots) après Tempête pour ce motif ou par volonté de se défaire d’un style jugé trop « extrême » – ou pour quelque autre raison.
Sur un versant infiniment plus léger mais controversé également – pour des raisons bien différentes – certains joueurs se souviennent avec agacement ou affection de Phil et Kaja Foglio. Leur style reconnaissable entre tous ne craignait pas d’exagérer les traits et les proportions des personnages jusqu’à la caricature dans des compositions le plus souvent joyeuses et chamarrées, faisant la part belle à l’humour. Leur choix de représenter la diversité ethnique paraît également les situer sur un pôle diamétralement opposé à McNeill politiquement parlant. Le couple s’est notoirement illustré dans une forme de provocation potache empruntant ses codes au cartoon et à la BD, détournant les standards de la fantaisie et jouant avec les transgressions, comme pour affirmer face aux compétiteurs forcenés et aux chantres d’un genre au sérieux inébranlable : « allons, tout cela n’est qu’un jeu ! »
L’hédonisme bon-enfant qui se dégage de leurs illustrations et leur renommée déjà ancienne dans les milieux de la fantasy, de la S.F. et des comics leur valent toujours une solide popularité en dépit de quelques grincements de dents, et Kaja a pu poursuivre son travail pour WotC jusqu’en 2004 (1998 pour Phil). Les époux ont en commun les représentations de personnages ronds à l’allure joviale, l’usage de couleurs chaudes et de compositions simples et dynamiques. Concernant leurs différences, malgré d’évidentes affinités de style, le travail de Phil repose presque toujours sur un ressort ouvertement humoristique, alors que les pièces de Kaja dévoilent une approche généralement plus nuancée et « réaliste ».
Terminons ce petit tour d’horizon non-exhaustif des artistes « anti-naturalistes » des premiers âges par le tempétueux Richard Kane-Ferguson. Fils d’un collectionneur d’art antique et d’une artiste, très attaché aux media picturaux traditionnels, il refuse encore aujourd’hui l’usage des outils digitaux[10]. Dès 1994 (Legends) il s’illustre dans un style pour le moins baroque.
Les surfaces de ses aquarelles sont chargées comme des enluminures irlandaises, recourant généreusement à des effets de textures évoquant les bas-reliefs, à des lignes enchevêtrées, à un fourmillement de détails ; la perspective est en grande partie absente de la plupart de ses pièces. Les compositions terriblement luxuriantes de certaines en font de parfaites infractions aux consignes de clarté et de sobriété qui prévalaient à leur époque (entre autres Purge selon Kaervek, Rappel ou la Désertion ci-dessous), rendant ces œuvres tellement hermétiques au format des cartes qu’elles en deviennent pour ainsi dire abstraites. A partir d’Ere Glaciaire nombre d’entre elles sont emportées dans un mouvement ondulant ou tourbillonnant ; ses figures se mêlent aux décors fluides, dans des visions pareilles à de riches tapisseries.
Le peintre en appelle résolument à l’émotion plus qu’à la raison ; ses pièces compensent leur lisibilité ardue par une énergie brute jaillissant en direction du spectateur, paradoxalement à travers un écheveau de détails juxtaposés. A l’exception de quelques réapparitions sporadiques vers l’époque de Time Spiral et Lorwyn, la contribution de R. Kane-Ferguson à Magic prend fin avec le bloc Tempête en 1997, au moment où les styles du jeu s’apprêtent à connaître une première poussée vers la « cohérence », laquelle débutera par l’élagage des branches les plus tortueuses. Avec son art disparaissent, à nouveau, des visuels très polarisants, et une idée différente de ce qu’aurait pu être la magie – ou l’illustration.

Retour à l’ordre et confessions
La vogue « réaliste » des illustrations semble déjà bien amorcée vers le milieu des années 2000 ; même le bloc Time Spiral qui s’autorise quelques fantaisies paraît assez guindé au regard du foisonnement des 1990’s. Durant cette période, en septembre 2006 précisément, le toujours bavard Matt Cavotta, alors illustrateur et responsable artistique pour les nouvelles extensions, s’essaye sur le site officiel de WotC à un exercice de nostalgie équilibriste flirtant dangereusement avec la schizophrénie. Se remémorant les cartes qui le marquèrent au point d’influencer ses choix de carrière, il sélectionne d’emblée la Gargouille d’ivoire, illustrée par Quinton Hoover dans un style qualifié à juste titre de « couillu » et minimaliste. Effectivement, l’artiste y laissait courir son trait fluide, précis et énergique, joignant à ce dynamisme propre au langage de la bande-dessinée l’élégance de l’art nouveau et du vitrail, osant en outre conserver un fond partiellement blanc – audace que notre chroniqueur ne manque pas de saluer.

Ayant donc fait les éloges de cette gargouille peu orthodoxe, le même Cavotta s’empresse de fournir une justification qui sonne comme un aveu :
« Ce qui est triste concernant Magic c’est que ce genre d’art ne fait plus vraiment partie de la scène[11]. Même si je souhaiterais qu’il en soit autrement, je comprends pourquoi ça n’est plus le cas. Bien que nous autres, en tant qu’enthousiastes du flavor [la « saveur », le ressenti esthétique, NdT], soyons en mesure de dire qu’il s’agit d’une illustration mature et sophistiquée, d’autres personnes pourraient la trouver trop « cartoonesque ». Cela constitue un problème parce que Magic s’efforce en permanence de se distinguer des jeux enfantins qui gâchent l’image des CCG [jeux de cartes à collectionner, NdT]. Dans le but d’assurer au joueur, au parent, au propriétaire de magasin, au public en général que Magic est un jeu destiné à des gens qui emploient le mot « Autochtone », et pas « Xtreme ! » [?], l’aspect et le ressenti doivent renforcer cela également. C’est triste, mais c’est ainsi. La bonne nouvelle, c’est que la Gargouille d’ivoire existe déjà et que nous pouvons la chérir. »

Faut-il vraiment insister sur les contradictions de ce discours ? M. Cavotta, qui selon toute apparence aime sincèrement cette vieille illustration, en souligne les qualités avant d’avouer que l’exclusion d’un tel style n’est bel et bien qu’une affaire de branding. Il s’agirait de se démarquer de la concurrence d’autres jeux de cartes aux graphismes plus enfantins pour lesquels Cavotta affiche son mépris – on pense évidemment à Pokémon, colossal succès mondial traduit, édité et distribué internationalement pendant cinq années par… Wizards of the Coast. Mais qu’importe, sur le fond il s’agit d’imprimer une identité visuelle synonyme – pour le produit Magic – de « maturité » aux yeux d’un public jugé déficient.
L’artiste-communiquant Cavotta semble admettre implicitement que WotC prend les acheteurs de Magic pour des idiots incapables d’apprécier les atouts d’une telle pièce, et susceptibles d’associer celle-ci à un jeu pour préados. Alors que ce style, parmi d’autres, a joué un rôle-clef dans son orientation professionnelle, dans son intérêt pour l’art, il justifie sans sourciller son éviction au nom d’une vague frilosité commerciale. « Triste » nous dit-il ; c’est là le mot juste.

C’est ainsi qu’à compter du changement de millénaire, le talentueux mais trop singulier Hoover cessa d’être sollicité par l’entreprise ; son style « ambivalent » ne s’intégrait plus au canon graphique souhaité, comme il le constata lui-même avec amertume. Son retour momentané durant Time Spiral puis Lorwyn devait plus à une volonté de capitaliser sur la nostalgie d’une signature associée à l’ « Âge d’Or » qu’à un désir sincère de renouer avec la pluralité et la liberté dans l’art. Hoover accepta de se prêter à ce pseudo-revival pour des raisons vraisemblablement financières, et ce bref caméo n’eut lieu qu’à la condition pour l’artiste de remiser son style de prédilection pour adopter une patte plus banale dans laquelle on peine à reconnaître le trait délié et souple comme un fouet qui fit sa renommée.
Il devait déclarer quelques années plus tard : « Okay, je vais briser quelques cœurs à présent[12]. Pas d’autre moyen… Cela doit être fait. Je n’ai pas travaillé sur Magic depuis longtemps. Je ne fais pas ce qu’ils veulent et ils me font faire ce que je ne veux pas faire. Ils ont mon contact, et je suis facile à trouver. Ça n’arrivera pas. » Les illustrations d’Alpha constituèrent son premier travail pour le monde du jeu, celui dont il fut le plus fier, et il contribua sans conteste au succès initial de Magic[13]. Ses mots empreints de désillusion résonnent avec encore plus d’âpreté suite à son décès la même année 2013, à l’âge de 49 ans.
Indubitablement les illustrations réalisées par Hoover entre 2006 et 2008, à l’occasion de ses brèves retrouvailles avec WotC, délaissent son style si caractéristique. Nul mystère à cela : l’intéressé précisait sur sa page Facebook (toujours accessible à l’heure où j’écris ces lignes) que son employeur lui avait imposé l’usage de la peinture « intégrale », au détriment de la technique à base d’encre, de crayon et d’aquarelle déposée en fines couches successives qu’il affectionnait. Cette poussée autoritaire vers un rendu plus « pictural » se faisait jour déjà à la fin des années 1990, comme on le constate à travers certaines cartes de l’extension Prophétie (éditée en 2000), par exemple Eruptions, pour laquelle Hoover dut bien à regret revenir à l’acrylique – au grand dam des fans de la première heure.

Ce fut aussi le sort de certaines pièces commandées pour d’autres jeux de cartes à collectionner tel Legends of the Five Rings (L5R), édité par AEG ; d’autres sociétés que WotC suivirent donc vraisemblablement la même voie eu égard à la direction artistique[14]. L’illustrateur Hoover dénonça, comme d’autres, le virage vers l’homogénéisation amorcé durant cette période.
Cavotta admettait déjà, tout à fait explicitement cette fois, la réalité de l’uniformisation perçue par de nombreux joueurs, dans un article remontant à décembre 2005. « J’ai décidé l’autre jour » écrivait l’illustrateur et responsable créatif[15], « de faire un petit tour éducatif dans les salles de l’art récent de Magic. Je ne cherchais pas à voir si l’art révélait une similitude tangible. Je savais déjà que tel était le cas, parce que d’une certaine façon il est conçu pour être ainsi. » Songeons que ces paroles remontent à plus de quatorze années, et que la diversité artistique a poursuivi depuis sa lente érosion.
Globalement les artistes de Magic, au moins jusqu’à l’orée des années 2000, se permettaient des fantaisies « irréalistes » indissociables de leur style personnel et souvent puisées dans l’histoire de l’art, comme les motifs géométriques présents dans la plupart des illustrations de Margaret Organ-Kean, inspirés par les miniatures médiévales, les tartans écossais et les décors orientaux. Autre exemple insolite, Mike Kerr isolait les éléments du dessin en soulignant leurs contours, les stylisant à l’extrême, jusqu’à conférer à ses pièces l’aspect du vitrail d’église. Quinton Hoover puisait dans l’Art Nouveau de la fin du XIXe et du début du XXe siècle, particulièrement chez le célèbre affichiste Alphonse Mucha. Andi Rusu employait un langage graphique évoquant la gravure ancienne et l’enluminure. Etc., etc. Nous les aimions, nous les détestions, mais il est au moins une attitude qu’ils ne suscitèrent jamais : l’indifférence.
[1]« Malheureusement, le nouveau directeur artistique, Jeremy Cranford, pense que mon travail est trop féminin pour sa vision du jeu. J’adorerais continuer avec Magic mais la décision ne m’appartient pas. Vous pouvez écrire à Wizards si vous le souhaitez (suit l’adresse professionnelle de J. Cranford). Je ne suis pas certaine qu’il puisse être influencé – étant donné l’impopularité de sa décision à WOTC – et que cela ne l’affecte pas. » Message publié par Rebecca Guay sur Mtgnews.com, https://web.archive.org/web/20070928103946/http://www.mtgnews.com/F/Topic/1078456129399_WotC_Fires_Artist_Rebecca_Guay.html).↩
[2]https://magic.wizards.com/en/articles/archive/deep-dish-or-thin-crust-2006-06-07↩
[3]C’est le cas notamment de Sandra Everingham qui affirme s’être volontairement éloignée du jeu, https://www.hipstersofthecoast.com/2015/08/arting-around-sandra-everingham/↩
[4]Par exemple Christopher Rush (https://www.dailydot.com/parsec/christopher-rush-magic-gathering-interview/), Jeff A. Menges (https://www.bigar.com/articles/2018/07/25/jeffmenges-interview.html) ou encore Melissa Benson (https://www.smfcorp.net/mtg-articles-2242-interview-de-melissa-benson.html). Cette dernière affirme que malgré ses relances pour obtenir de nouveaux contrats, WotC ne lui a jamais fait l’aumône d’une simple réponse.↩
[5]http://www.vintagemagic.com/blog/drew-tucker/↩
[6]https://www.coolstuffinc.com/a/jamesarnold-091814-art-heroes-drew-tucker/↩
[7]https://www.mtggoldfish.com/articles/magic-history-art-of-darkness-with-jesper-myrfors↩
[8]https://www.coolstuffinc.com/a/jamesarnold-050814-art-heroes-amy-weber↩
[9]Même si la provocation semble indéniablement centrale dans son rapport au monde, l’abondance de l’imagerie nazie et les innombrables citations, plaisanteries ou réflexions racistes, antisémites, fascistes et eugénistes qui émaillent son site internet, certains blogs américains d’extrême-droite sur lesquels il apparaît ou sa page Facebook, ainsi que son soutien affiché au néo-nazi américain David Duke, laissent peu de place au doute quant à la profondeur de son engagement politique.↩
[10]https://www.reddit.com/r/magicTCG/comments/3lxz6h/interview_with_artist_richard_kane_ferguson/↩
[11]« One sad item not about Magic is that this sort of art is not really part of the scene anymore. While I do wish it were, I understand why it is not. Though we, as flavor enthusiasts, can tell that this is a mature, sophisticated illustration, other folks might see it as too “cartoony.” This is a problem because Magic is continually trying to set itself apart from the kiddie games that spoil the image of CCGs. In order to ensure the player, the parent, the store owner, the general public that Magic is a game for people who use the word “Autochthon,” and not “Xtreme!”, the look and feel must reinforce that as well. Sad, but it is the way it is. The good news is, Ivory Gargoyle is already out there for us to cherish. » https://magic.wizards.com/en/articles/archive/inspiration-2006-09-21↩
[12]« ‘Kay, gonna break a few hearts here. Can’t help it….gotta be done. I haven’t worked on Magic for a long time. I don’t do what they want and they make me do stuff I don’t wanna. They have my contact info, and I am easy to find. It ain’t gonna happen. », https://www.facebook.com/photo.php?fbid=10151685649905200&set=a.61254775199&type=1&theater↩
[13]http://www.legrog.org/biographies/quinton-hoover↩
[14]https://www.facebook.com/photo.php?fbid=10151616511010200&set=a.10150633700770200&type=3&theater↩
[15]« I decided the other day to do a little educational trip through the halls of recent Magic art. I was not looking to see if the art showed a sameness that was tangible. This I already know to be true, because it is in some ways meant to be that way. » https://magic.wizards.com/en/articles/archive/feature/art-fringes-2005-12-14↩